Avant toute chose, nous rappelons ici ce qu’une publication précédente avait mis en évidence que le bonheur est un état de sérénité, de quiétude, d’insouciance et de certitude. La conscience heureuse est une conscience posée, reposée et positionnée à l’abri du doute et de toute autre angoisse existentielle.

Le bonheur, un l’état d’inconscience

Présenté de la façon dont nous venons de le faire, le bonheur ne peut se trouver que dans l’absence totale de conscience, comme c’est le cas dans le règne purement animal. Ainsi, le coq que j’égorgerai demain, à l’occasion d’une fête, chantera encore, pour me réveiller à l’aurore, sans se douter de ce qui l’attend ; le bétail qui est en train d’être conduit à l’abattoir, laisse percevoir des signes instinctifs d’enthousiasme, alors même que le danger est imminent. L’humain, lui, tout en étant l’animal, est justement à l’antipode de l’état animal. Nous portons la mémoire de ce que nous fumes, l’intuition de ce que nous sommes, l’appréhension des dangers immédiats et prochains qui menacent notre intégrité physique et morale. Notre vie est angoisse, parce que nous avons accès à la vérité qui ne nous est pas toujours favorable. On comprend d’ailleurs pourquoi certaines civilisations, à l’instar du judaïsme, ont établit une corrélation entre, d’une part, l’acquisition de la conscience de soi au cœur du réel, et d’autre part, la perte d’un bonheur originel offert par le divin, dans un état d’innocence, d’inconscience, d’insouciance. Nous avons perdu le bonheur du jardin d’Éden, en nous laissant plonger dans le désir de connaissance. C’est bien dans ces conditions que les déboires récurrents de notre civilisation prométhéenne de rationalité et le recul permanent d’un seuil du progrès où l’homme attendrait l’omniscience, entretiennent en nous la nostalgie d’un bonheur mythique perdu. Dans les tournants historiques de crises, à l’échelle collective, et dans les instants existentiels peu lumineux, à l’échelle individuelle, nous ressuscitons toujours, avec mélancolie et amertume, le désir de cet âge archaïque d’innocence et de virginité de notre conscience heureuse. Cette tendance observable dans l’espèce et chez l’individu, signifie-t-elle, secrètement, que le bonheur dans l’ignorance est nettement préférable à la vérité ?

La vérité est lumière, mais elle est aussi misère

La vérité est cruelle. Elle est nue ; elle nous assomme. Elle vient brutalement tout remettre en cause, en effaçant le sens qui nous rassurait, en déstabilisant les certitudes avec lesquelles nous vivions. Elle est prise de conscience qui nous fait découvrir notre nudité, nos limites, nos illusions fausses, nos beaux rêves chimériques. La vérité m’ouvre brutalement les yeux sur le réel ; elle me choque, blesse mon ego, ébranle mes repères et brouille mes visions. Dans ces conditions, je préfère ne pas la connaître ; je préfère la nuit de mon ignorance, le mensonge de ma conscience, plutôt que de plonger dans l’enfer de la vérité.
La vérité, en mettant fin à mes certitudes, m’oblige à douter de moi-même, à voir la réalité telle qu’elle est, et non telle que je l’imagine, telle que je la devine, telle que je la souhaite. Par exemple, je croyais que cette fille m’aimait réellement ; elle faisait le jeu ; son amour était vraisemblable et moi j’en étais heureux ; mais un matin, tout s’est effondré, car j’ai découvert la vérité en espionnant la messagerie de son téléphone. C’était mieux pour moi de n’avoir jamais lu ses messages et de continuer à croire à son jeu.
Le mensonge, a dit quelqu’un, joue un plus grand rôle dans la vie de l’humanité que la vérité. Elle a mille couleurs pour tous les goûts, alors que son contraire n’en a qu’une. Notre conscience vit de certitudes fausses, mais elle en est heureuse. Elle se nourrit gracieusement de ses croyances dogmatiques. Pour l’homme heureux, tout est en effet sûr et certain. « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles de Dieu ». L’homme heureux vit paisiblement et dort sans cauchemars ; il contemple les roses de la matinée, le couchée d’un soleil de la soirée ; il assiste, dans la nuit, à une fête d’ouvrier ; il passe son dimanche dans les cabarets et se nourrit des brochettes du coin. La longue route de l’homme heureux est achevée, et bien souvent elle n’a jamais été entamée ; peu importe ; l’essentiel est qu’il ignore les insomnies de la conscience malheureuse qui, dans sa quête de vérité, est tiraillée par le doute, l’incertitude et les soupçons de tous les genres. Face aux tourments que laissent voir les supposés chercheurs ou détenteurs de vérité, comment alors ne pas être tenté par l’opium du mensonge qui endort, de l’illusion qui rassure, de l’ignorance conservatrice d’innocence et de bonheur primitif. Pour notre conscience humaine, on ne sait plus, si c’est le sens, qu’il soit faut ou vrai, qui fait notre bonheur, ou si c’est la lumière de la raison et de ces questions enchaînées qui constitue notre état de grâce !
Notre publication prochaine se chargera néanmoins d’égratigner le bonheur de l’ignorant.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de philosophie
Kaceto.net