Quartiers réduits à des chiffres, histoire saccagée, justice brouillée, phénomène koglwéogo, etc., Sayouba Traoré scrute les travers de notre société. Et lance un appel au sursaut pour sauvegarder le vivre-ensemble et empêcher l’avènement d’un règne où l’homme sera un loup pour l’homme !

Lors du changement de dénomination internationale de notre pays, en 1984, nos autorités de l’époque ont certes voulu marquer de la volonté, de la détermination et ont fait preuve d’inspiration. Ainsi on a forgé le substantif Burkinabè. Seulement voilà ! Il y a eu Le Faso. Cela relevait d’abord de l’usage, puis a été ossifié dans la constitution de juin 1991 lors qu’il est affirmé dans un article « Le Faso est la forme républicaine de l’État ». Il faut savoir se défaire des fausses bonnes idées, comme nous nous proposons de voir ci-après.

Je suis au 1

Commençons par le quotidien. Lors d’un récent passage à Ouagadougou, j’ai donné rendez-vous à un ami à Peuloghin. Question perplexe de mon interlocuteur. C’est où ça ? Je lui ai alors dit que le quartier Peuloghin est la pointe du projet Zaka jouxtant l’aéroport. J’ai même précisé, là où il y a la statue de Monseigneur Frobenius. Lui n’avait jamais entendu parler d’un tel personnage ni jamais remarqué de monument.
Deuxième anecdote du même tonneau. Ayant nouvellement déménagé à Bendogo, je devais indiquer les lieux au téléphone à des amis voulant me rendre visite. Mal m’en a pris quand j’ai dit : il faut demander Ouidi Tooghin (Ou bien Ouidi Yaonghin, ma mémoire me joue des tours) ! Question angoissée dans l’appareil : c’est quel secteur ? Réponse ferme de ma part : je ne connais pas les secteurs. Je ne suis pas artilleur. Pour résoudre le problème qui se posait à nous, j’ai dû faire appel à la topographie des lieux en disant : demande l’université nouvelle !
Troisième anecdote. En vacance à Ouahigouya, j’ai été victime de crevaison à moto. J’ai appelé le mécanicien pour lui dire de venir me dépanner. Précisant que j’étais à Souly. Même question irritante dans le téléphone : c’est quel secteur ?
Chacun de nous peut faire cette triste expérience dans sa cité. Le mot secteur assorti d’un numéro a divisé nos vies en tranches, occultant notre histoire. Il se trouve que ce sont les noms des lieux qui portent une partie importante de la charge de l’histoire et de la culture d’un peuple. Si alors nos jeunes frères, nos enfants et nos petits enfants ne connaissent même plus le nom des lieux où ils vivent, qui donc sommes-nous ? Un peuple volontairement amnésique ? Que sera demain quand nous ne serons plus de ce monde ? Je ne prône pas le passéisme. Mais si vous enlevez les rétroviseurs de votre véhicule, c’est l’accident garanti au premier kilomètre ! Même à moto, roulez sans jeter de temps en temps un regard derrière et vous verrez le résultat ! Coupez un peuple de sa culture, de son histoire, bref de sa mémoire collective, et vous aurez ce que Cheikh Anta Diop appelait les « nouveaux sauvages ». C’est-à-dire des gens égarés au milieu de nulle part. C’est-à-dire, plus exactement sans sacralité, sans rien donc rien à respecter. Comment alors la vie en communauté serait-elle possible ?

Le Président du Faso

Essayez et vous verrez ! S’il vous prend malheur de suggérer « Président de la République du Burkina Faso », il se trouvera toujours quelqu’un pour vous reprendre : On dit Président du Faso. Président du Faso, ou même affectueusement PF, c’est frais, c’est original. Le mal, c’est que le mot république est estompé, sans qu’on ne dise réellement les intentions. Ce n’est pas un royaume. Ce n’est pas une république, en tout cas pas vraiment une république. Que ne voit pas ce qu’une telle disposition constitutionnelle ouvre la voie à toutes les aventures ? La preuve, Blaise Compaoré a pu en faire ce qu’il voulait, au point de rêver de léguer le fauteuil à son petit frère.
Le professeur Marius Ibriga ne me contredira pas. Et je pense que le professeur Laurent Bado non plus. Le royaume impose un mode d’organisation avec des contraintes pour le détenteur du pouvoir. La république également. D‘abord on a la séparation des pouvoirs. Ça permet de sortir chaque parcelle du pouvoir d’un certain degré de brouillard. Ensuite, ça encadre le pouvoir du président. Ensuite le fonctionnement des institutions dans une république fait que le président ne fait pas ce qu’il veut. En tout cas, pas tout le temps et à toutes les occasions. Pour prendre une décision, le président demande l’autorisation du parlement qui vote une loi. Et c’est encore le parlement qui vient voir si le président et ses hommes agissent en respectant la loi qui a été votée. Plus grave, si le président et ses hommes ne font pas ce qu’il faut, le parlement peut les sanctionner. Que le lecteur me pardonne, mais je dois poser des questions. Où avez-vous vu tout ça dans notre vie politique depuis juin 1991. Je ne parle pas de la période entre 1983 et 1991, parce qu’on nous a expliqué que c’était un pouvoir d’exception. Depuis 1991, on a eu un temps long pour observer ce qui se passe sous nos cieux. Et on voit que rien n’avait été posé pour empêcher Blaise Compaoré de faire ce qu’il voulait. Ce n’est pas la personne de Blaise Compaoré qui est ici en cause. C’est l’institution. C’est-à-dire lui-même et tout le cortège de femmes et d’hommes qui l’ont accompagné dans l’exercice de son pouvoir. Un parti comme le CDP avait plus de pouvoir que toutes les autres institutions réunies. Allez regarder son siège et vous comprendrez ! Et des dérives ont été possibles parce qu’on ne savait si on était dans un royaume ou dans une république. A tel point qu’il est aujourd’hui délicat, sinon impossible de faire le procès de l’ancien régime.
Pourtant, je ne vois pas quel mal il y a à dire « Président de la République du Burkina Faso ». Aucune syntaxe ne l’interdit. La sémantique non plus ! On ne peut pas continuer à être un conglomérat de bandes plus ou moins organisées. République du Burkina Faso ! En tout cas, moi ça me va.

La justice

Là, je suis à l’aise, parce que je vais parler de ce que je ne connais pas. Il y a plusieurs manières de gagner un procès. Mais le plus sûr, c’est de connaître le juge. Ou à tout le moins d’avoir le juge dans sa poche. On peut même remonter plus loin. Si on rédige une loi pour piéger les gens, ceux en faveur de qui cette loi a été taillée seront gagnants à tous les coups. Un exemple célèbre. Si à un concours opposant un signe et un poisson, vous décidez que l’épreuve qui va les départager c’est de grimper dans un arbre, vous-mêmes vous connaissez le gagnant. Et si vous décidez que l’épreuve décisive c’est de nager le plus vite, c’est couru d’avance. C’est caricatural certes, mais ça situe le propos.
Dans un précédent écrit intitulé « lettre ouverte aux juristes », j’ai parlé de légalités baladeuses. C’est toujours risqué de penser à la place d’autrui. Mais il se peut que les juges eux-mêmes ne soient pas contents du rôle qu’on leur fait jouer. Mais ils ne peuvent pas le dire. En tout cas, il n’est pas interdit de le supposer. Parce que dans cette institution, tout le monde ne peut quand même pas être pareil. Commençons d’abord par avoir des lois justes. Des lois justes et des pratiques justes. Je m’explique.
Je ne connais rien au droit. Absolument rien. Toutefois, ce n’est pas une exigence délirante que de demander une rédaction claire des lois. Le citoyen doit pouvoir comprendre à quelle sauce il sera mangé. Quand on écrit « Tu ne tueras point ! », je ne suis pas sot, et je sais lire. Mais quand on utilise une langue nébuleuse à souhait, pour dire des choses encore plus brumeuses, on ne peut m’empêcher de flairer une filouterie. Comment peut-on instaurer cette inégalité de départ, pour ensuite venir parler de l’égalité des citoyens devant la loi ? Quand mon médecin me parle, ce technicien sait se faire comprendre. Quand je vais voir les impôts, ils savent me donner des explications claires, en tout cas compréhensibles pour le profane. Pourquoi est-ce qu’on pourrait me demander de tolérer un autre comportement de la part des techniciens du droit ? Résumons : un langage clair, l’égalité réelle des citoyens assurée par des lois équilibrées. Est-ce vraiment impossible à atteindre ? On en a assez comme cela des enfumages ! Marre, marre, marre !

Des pratiques claires.

Si je vais voir un tribunal, c’est parce que je place une confiance aveugle à ce tribunal pour faire prévaloir mes droits. En tout cas, c’est comme ça que les choses devraient se passer. Aujourd’hui, quel Burkinabè peut dire qu’il ne va pas au tribunal en tremblant ? Sans qu’on puisse le prouver, chacun sent bien qu’il y a des citoyens qui sont plus égaux que les autres. Qui ne connaît pas de voisin qui a préféré « laisser tomber » plutôt que de gaspiller son argent et aller perdre aussi sûrement au tribunal ?
Les Koglwéogo nous pourrissent la vie aujourd’hui. Il est vrai que maintenant on peut soupçonner une utilisation politicienne des koglwéogo. Mais au début du phénomène koglwéogo il n’en allait pas ainsi. Le bonnet rouge qui me dirige est invariablement sous la tente du CDP à chaque manifestation de ce parti. Indication suffisamment dissuasive. Depuis 1991, on a fini par comprendre. Et je ne peux pas compter sur la justice du Blanc, pour les raisons invoquées plus haut. Le koglwéogo tombe à point nommé pour moi. Comment je le sais ? C’est bien simple : mon métier me fait aller dans les villages. Chacun de vous a pu le suivre et peut encore le suivre sur les ondes. Je sais ce qui se passe à Ouaga 2000 et je sais ce qui se passe à Bérégadougou ou Falangatou. Si vous fermez les yeux et que vous posez le doigt sur la carte du Burkina Faso, vous pouvez être certain que j’ai visité la province que le sort a désignée. Je ne crains pas d’affirmer : toutes les 45 provinces du Burkina Faso !
Et j’ai pu mesurer le désarroi de la police sur le terrain. Et, croyez-moi, quand je dis désarroi, le mot est faible. Une brigade enquête, met la vie de ses hommes en danger pour opérer des arrestations. Je remets les bandits à qui de droit. Puis je les revoit réapparaître miraculeusement au village pour revenir me narguer, sinon me menacer. Ce n’est pas parce que ce sont des hommes de la troupe qu’on doit soumettre nos gendarmes et policiers à un tel mépris. On est tous des humains. A force, même si on a inventé un devoir de réserve qui muselle ma colère, je ne vois pas pour quelle raison je vais continuer à faire du zèle. Du reste, on m‘apprend ainsi qu’il y a des contrevenants qu’il ne faut pas déranger.

Construire la république

Il n’y a pas que les armes et les projectiles qui tuent. Les mots peuvent également mener au massacre. Et dans notre cas, Président du Faso, ça sème une confusion monstre dans les têtes. Car on mange sans pouvoir dire si c’est du poulet, si c’est bœuf ou si c’est du poisson. Président de la République du Burkina Faso, les choses sont clairement posées. Et celui qui demande à poser ses fesses sur le trône sait ce qui l’attend. Alors qu’avec PF, c’est le citoyen qui est dans l’expectative. Sortons de cette ambiguïté, afin de pouvoir construire réellement la république. Ce n’est pas le citoyen Sayouba Traoré qui a de telles prétentions. C’est notre histoire.
C’est le colonisateur européen qui est venu nous contaminer avec la forme actuelle de l’État. A l’indépendance, on n’a pas décidé autre chose. Car on pouvait décider que chacun retourne se faire gouverner par son roi. Mais les pères de l’indépendance étaient des patriotes qui se sont battus pour reconstituer la Haute-Volta. A l’indépendance, ils ont décidé qu’on gardait nos frontières et notre unité. Et tout cela devait être régi par un pouvoir républicain. Jusqu’en 1984, nul n’avait de doute là-dessus.
Résumons : le Burkina Faso ne saurait être un royaume. Il se trouve que la république nous met à l’abri de bien de désagréments. J’entends bien une république réelle, et non une république hypocrite. Nous avons fait les mêmes écoles que les autres qui le font dans leur pays. Nous ne sommes pas cons. Nous pouvons donc le faire. Si nous en avons vraiment la volonté.

Sayouba Traoré
Écrivain-Journaliste