Dans notre dernière publication, nous avions fait le tour d’horizon des formes de pouvoirs archaïques. Dans ce registre, nous avions inscrit les pouvoirs religieux, les pouvoirs claniques et corporatistes. Il faut préciser que ces trois pouvoirs ne se sont pas succédés dans l’histoire ; ils sont apparus simultanément, et bien souvent ils ont été, soit confondus, soit complices dans des hiérarchies de castes, d’ordre sociale ou de préséances protocolaires basées sur « l’être ». La caractéristique principale de ces pouvoirs est que l’homme y est plus commandé qu’il ne commande ; l’homme n’y détient pas encore de pouvoir consubstantiel à son être individuel. Dans ces sociétés traditionnelles, l’individu est effectivement héritier, dépositaire de pouvoir, et non source de pouvoir. Cette situation va fondamentalement s’inverser, quand les ordres rigides s’effondreront, sous la poussée des aspirations libérales, pour laisser place à des sociétés d’égalité de pouvoir. Les nouvelles communautés humaines, qui se construisent sur les cendres des pouvoirs archaïques, sont celles qui vont générer ce que nous appelons ici les nouveaux pouvoirs.

Les nouveaux pouvoirs politiques de l’individu

Lorsque les révolutions éclatent en Europe, au siècle des Lumières, en conséquence des pensées libérales qui se sont développées depuis la Renaissance, elles remettent en cause les vieux pouvoirs, en particulier ceux des religions et des ordres de la noblesse. Les révolutions ont revendiqué et obtenu du pouvoir pour l’individu, contre l’ordre ancien. Ainsi, à partir du tournant du siècle des hommes éclairés, le pouvoir cesse d’être le monopole d’un clan sacralisé par l’ordre religieux, pour être un des attributs de l’individu. Au commencement de la souveraineté du peuple, il ya en effet cette potence individuelle, cette rupture avec le passé politico-totalitariste. Le peuple révolutionnaire s’affirme alors dans l’histoire, comme étant un ensemble d’Hommes libres et souverains et non comme une union de familles, de tribus ou d’ethnies. La proclamation de la souveraineté du peuple est en même temps une proclamation de la souveraineté de l’individu qui, progressivement, va utiliser son acquis à travers le statut de citoyen jouissant de tous les droits, à commencer par celui de participer à la puissance publique. L’un des témoins et acteurs de cette mutation historique c’est bien Jean-Jacques Rousseau. Rousseau proclame que les hommes naissent libres en faculté naturelle, qu’ils sont capables de perfection, qu’ils sont disposés à constituer le contrat social qui fonde la puissance public où chaque individu est contractant.

Le pouvoir économique

L’émergence du pouvoir politique, de l’individu dans l’histoire, s’est faite en même temps que la revendication, ou, si l’on veut, la revalorisation d’une autre forme du pouvoir qui est le pouvoir économique. Si le pouvoir politique est un attribut de « l’être », le pouvoir économique, lui, est une dérivation de « l’avoir » que le capitalisme européen a propulsé au devant de la scène du monde. L’avoir, qui revêt, tantôt la forme du capital, tantôt celle du revenu et du salaire, plus que les pouvoirs politiques de l’être, s’est imposé dans l’histoire comme la véritable force de frappe de l’individu. L’homme est vouloir, il est aspiration au meilleur être, à ce que nous les modernes nous appellerions les meilleures conditions de vie. La société capitaliste, en attribuant une valeur marchande à toute chose, a alors fait de « l’avoir », de l’argent, pour ainsi dire, le nerf de la guerre, le moyen magique qui transforme les rêves humains en réalités.
Au-delà de sa simple dimension de pouvoir d’achat pour l’individu ou pour les ménages, et en tant que « capital », l’avoir détient le plus grand pouvoir au sein des nations modernes. Il influe tous les processus politiques. Il est, pour ainsi dire, à travers les lobbies et les groupes financiers de pression, le ressort le plus important de l’histoire contemporaine. Les détenteurs du pouvoir économique constituent les plus grands électeurs de toutes les nations démocratiques. Opérant par la corruption, le financement occulte des acteurs politiques ou le financement de groupes criminels et terroristes, ils font et défont les régimes politiques dans le monde, au gré de leurs intérêts du moment.

Les pouvoirs associatifs

Cette forme de pouvoir est au carrefour de tous les autres. Il est d’abord la conséquence des pouvoirs acquis par l’individu en matière de liberté politique. En effet, l’individu, devenu souverain, a la faculté de s’unir à d’autres individus, sur le modèle des corporations anciennes, et avec ce droit accordé par les lois modernes. Il trouve, dans les associations, la satisfaction du besoin primitif d’appartenir à un groupe, d’être protégé comme à l’ancienne dans les clans et les ordres religieux ; mais il voit surtout, dans ces regroupements, un renforcement de ses propres pouvoirs, soit en vue de conquérir le pouvoir d’État, comme c’est le cas des partis politiques, soit pour défendre des droits, des causes ou pour promouvoir un idéal. Le pouvoir associatif est un instrument privilégié pour tous les acteurs qui prétendent jouer un quelconque rôle dans le devenir des sociétés contemporaines.

En bilan intermédiaire, nous pouvons retenir que nos sociétés sont des cercles de pouvoir qui engagent, tantôt l’être, tantôt l’avoir, tantôt les deux. Dans ce contexte, l’homme apparaît comme revendicateur de pouvoir. Être citoyen au sens contemporain, c’est être porteur de pouvoir, membre constituant du souverain ; c’est être dépositaire permanent d’une part du pouvoir économique, soit en tant que détendeur de pouvoir d’achat et consommateur de biens, soit comme actionnaire d’un groupe d’action économique ; c’est être enfin susceptible d’engager ses forces d’action et de réaction dans l’un des nombreux créneaux associatifs, qui, pour atténuer la puissance publique centralisée, quadrillent nos sociétés de l’ère industriel et démocratique. En fait, le citoyen, tel qu’il se laisse voir aujourd’hui, est un véritable État dans l’État. Nous reviendrons d’ailleurs sur cette bipolarisation du pouvoir dans notre publication prochaine qui sera consacrée à l’analyse du pouvoir d’État.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de philosophie
Kaceto.net