L’Etat démocratique est le régime du moindre mal

D’un certain point de vue, la démocratie n’est qu’une tyrannie, une dictature. Partout, l’Etat démocratique met des lois, des règles et des barrières à ma liberté ; il m’oblige à obéir ; il m’aliène ; il est au-dessus de moi. Moi, j’aspire à la liberté et lui veut l’ordre ; il me violente, m’espionne, me suspecte de complot. « L’Etat est un monstre », comme dirait Nietzsche le philosophe du marteau. Le seul régime doux pour moi, c’est la société sans Etat, sans aucune servitude. Je ne peux m’épanouir que si je n’obéis à personne, pas même à moi-même. L’idéal de vie, c’est vivre libre, c’est coopérer volontairement avec autrui, sans contraintes, sans obligations. Autrui et moi, on peut bien se marier sans loi, sans contrat, pour que je puisse partir quand je veux et où je veux. Je ne peux vivre heureux que si je vis selon le célèbre principe anarchiste qui dit : « ni dieu, ni maître », ni lois. Je dois être, pour moi, la seule autorité, qui ne doit d’ailleurs pas se commander ; je ne dois commander personne et je ne dois être commandé par personne ; je ne dois donner ordre à personne et ne dois recevoir d’ordre de personne.
L’Etat démocratique est d’autant plus critiquable qu’il se proclame être le pouvoir du peuple. Le peuple, c’est la médiocrité ; c’est la masse des ignorants ; c’est la populace, comme disait Nietzsche. Le peuple, c’est la masse des hommes du ventre, les hommes de « l’epithumias » ; il n’a ni la science, ni la sagesse nécessaire pour gouverner, comme le pensait Platon le grec. La démocratie est ainsi le pire des régimes politiques ; c’est la tyrannie des ignorants, la dictature du grand nombre. Ce peuple, qui ne connait ni le Bien, ni le Juste, ni le Beau, ni le Vrai, me gouverne et me commande. C’est comme si le ventre commandait la tête ; la démocratie c’est « epithumias » aux reines du pouvoir, et c’est le « Nous », la tête, qui se trouve commandée. La démocratie c’est donc le monde à l’envers. Il faut renverser la situation, donner le pouvoir au « Nous », aux intellectuels, aux sages éclairés, aux meilleurs, aux hommes bien nés, aux philosophes rois ou aux rois philosophes. Il faut donner le pouvoir aux savants, à ceux qui ont la sagesse et la connaissance. Eux seuls peuvent instituer la cité idéale, la douce et juste cité. Ce fut, là, l’avis de Platon dans l’antiquité et d’Auguste Comte en pleine modernité. Un sage africain interrogeait d’ailleurs dans ce sens : « depuis quand, un aveugle peut-il guider ceux qui voient ? »
La démocratie, quoi qu’étant une tyrannie du peuple, est pourtant le plus faible des régimes. En effet, lorsqu’il s’agit d’assurer l’ordre, l’Etat démocratique est le plus débonnaire de tous. Ce que Rousseau et les démocrates oublient, c’est que l’homme n’est ni bon, ni altruiste comme eux le croient. L’homme est égoïste ; il est farouche pour son semblable ; « homo homini lupus », nous prévenait Thomas Hobbes, depuis ces temps de la Renaissance européenne. Dans ces conditions, il ne faut pas compter sur lui pour vouloir le bien d’autrui ; de même, il n’est pas possible qu’il vive, dans la concorde avec les autres, sous un Etat qui est obligé de négocier avec lui pour gouverner. Or, en démocratie, c’est ce qui se passe. L’Etat démocratique est trop doux ; il est trop faible ; il laisse chacun faire ce qu’il veut, sous le prétexte de garantir la liberté. Pour prendre la moindre décision, l’Etat démocratique est obligé de parlementer à l’infini, d’organiser des élections, des concertations populaires pour décider de n’importe quoi. Dans cet Etat, où chacun croit en ce qu’il veut, où chacun fait ce qu’il veut, le désordre l’emportera nécessairement sur l’ordre. Il faut donc instituer un Etat fort, un Etat qui contrôle tout, un Etat totalitaire. Dans cet autre Etat, un seul est libre, l’Etat lui-même, à l’image du Léviathan, l’Etat monstre de Hobbes, qui doit faire peur à tous les loups, faire en sorte que tous obéissent à la tête du corps social. Il ne peut y avoir de paix, que si tout est dans l’Etat et que tout est aux mains de l’Etat ; « tout dans l’Etat, rien hors de l’Etat, rien contre l’Etat », proclamait Mussolini le père du fascisme italien. Pour régner, comme le recommandait Nicolas Machiavel, cet Etat fort doit utiliser tous les moyens : la force, la ruse, l’hypocrisie et les flatteries, la démagogie. « Peu importe les moyens, c’est la fin qui compte », et la fin, c’est l’ordre. Le prince, s’il veut la paix publique, doit avoir une main de fer dans un gant de velours, tout en montrant au peuple un visage d’ange.

En somme, la grande majorité des doctrines politiques s’accordent pour dire que l’Etat est un mal, mais un mal nécessaire. Une seule doctrine affirme qu’il est un mal inutile et nuisible ; c’est l’anarchisme. Mais l’anarchisme manque de réalisme. L’homme n’est pas un enfant de cœur, et il porte, inexorablement, ce besoin d’être gouverner. Si donc l’Etat est un mal nécessaire, alors il est mieux d’avoir le moindre mal, celui avec lequel tout le monde sera d’accord. Il ne peut s’agir que de l’Etat démocratique. En effet, c’est lui le plus faible, c’est lui qui assure à la fois l’ordre et la liberté, comme le constatait Alexis de Tocqueville. Au moins, sous ce régime, on est sûr que le mal n’est pas au-dessus de nos têtes et que la loi, qui vient d’ailleurs de nous, nous protège tous. Quand les libertés individuelles, collectives et corporatistes sont illimitées et qu’elles peuvent braver impunément la loi, l’Etat périt et la nation s’appauvrit ; au contraire, quand l’Etat est tyrannique et que son pouvoir est sans limite, les libertés périssent, les droits s’évanouissent et la vie s’amenuise. Il faut donc faire en sorte, que l’Etat arrête les libertés, et que les libertés, les libertés éduquées et humanisées, contrôlent le pouvoir d’Etat à travers des mécanismes de contre pouvoir. Tout cela ne nous semble possible qu’en régime démocratique.

Zassi Goro ;Professeur de Lettres et de philosophie