« Vivre avec autrui » exige, avant tout, la conscience aigüe de nos propres limites. Savoir et accepter que nous sommes imperfection, c’est d’abord bien pour nous-mêmes. C’est à ce prix que nous pouvons tendre vers la perfection générale. Cette voie de l’amélioration de l’âme, de relativisation de notre auto perception de l’ego, cultive en nous l’altruisme et le goût des autres. Par là, nous reconnaissons autrui comme notre semblable et en même temps, comme porteur d’une altérité susceptible de nous enrichir ; nous prenons conscience qu’autrui est indispensable pour nous compléter ; qu’il est, sans doute, l’autre moitié à conquérir. Comme l’a montré notre publication précédente, la conscience altruiste existe ainsi au monde, avec le fort sentiment qu’il est en quête de soi dans l’autre. Elle a cette conviction que, du point de vue des vices, chaque homme est porteur de tout l’homme et de la totalité de l’humaine condition ; mais, que sous l’angle des vertus et des potentialités, chacun de nous n’est qu’une parcelle de l’humaine possibilité. La voie du salut est alors dans cette possibilité même de nous développer au contact de l’autre ; de perfectionner notre lot par la grâce d’autrui, et pour avancer vers le meilleur de nous-même ; de faire grandir, chaque jour que Dieu fait, l’ange qui est en nous. Nous sommes constitués et perdus sur la terre avec nos limites ; mais nous avons, riches de l’accompagnement et de la lumière de l’autre, toute une vie pour redevenir l’ange illimité des cieux.
La conscience de l’imperfection humaine nous permet aussi d’accepter l’altérité et de vivre avec les autres tels qu’ils sont, dans leurs défauts et leurs qualités. Elle active en nous la tolérance et nous évite les désillusions et les déceptions au contact d’autrui. Pourquoi voudrions-nous qu’autrui soit un ange alors même qu’il n’est que l’humain ? Dans les uns, l’ange couve la bête, et nous devons alors nous préparer à voir la bête lorsqu’elle fera surface. Dans les autres, l’ange est étouffé par la bête et nous devons, non pas les fuir, mais les aider à se libérer. C’est dans cette aide à autrui, que nous pouvons d’ailleurs recevoir d’autrui aussi, que chacun de nous se sentira accompagné, que la bête ne nous tirera pas par la queue et vers le bas, que notre humanité se rapprochera un peu plus de son essence angélique, et nous, individuellement, de notre bonheur espéré.
Mais, accepter les autres tels qu’ils sont, ne veut surtout pas signifier s’allier au premier venu, sans aucune condition d’affinité subjective. Bien sûr, « qui acceptent s’assembler, finissent par se ressembler », par ces processus de contamination culturelle, de partage ou de fusion des valeurs, d’assimilation de l’autre à soi ou d’aliénation de soi par l’autre. Néanmoins, nous remarquerons que la ressemblance, qu’elle soit au départ ou à l’arrivée de la vie commune, n’est pas d’office une condition suffisante pour un « être ensemble » durable. Il faut d’ailleurs comprendre que la ressemblance, dont il est question ici, est tout sauf physique ; cette dernière est la plus primitive de toutes les ressemblances, et elle ne motive, bien souvent, que l’instinct grégaire d’être avec les personnes chez qui nous reconnaissons des traits biologiques communs. La ressemblance, en cause ici, concerne plus spécialement les traits psychologiques. De ce point de vue, il est fort probable que la similitude de deux profils psychologiques, ou, au contraire, leur prédisposition à la complémentarité, soit source d’affinité entre deux êtres. Et c’est cette élection réciproque de deux âmes, qui relève, à la limite, de l’irrationnel, qui peut assurer la pérennité des liens de l’humain à l’humain. Mais, les affinités irrationnelles des profils mentaux, des goûts subjectifs et des penchants spirituels, sont comme une graine ; elles sont faites pour être ensemencées, arrosées, poussées à la germination, à la montaison et à la floraison ; elles exigent donc des soins, du printemps et une volonté expresse d’en faire quelque chose de bien et de beau ; c’est là que réside le labeur de la raison, dans ce domaine qui relève primitivement du cœur. Parce que, être assemblés ne signifie point être en union, parce que, se côtoyer ou se suivre n’est pas d’emblée s’aimer, parce que, s’aimer même n’implique pas se correspondre, parce que, partager des valeurs de vie n’est pas d’emblée le désir de se souder, parce que, l’intérêt et le besoin d’assistance ne suffisent pas pour motiver la fusion de deux consciences dans la durée, nous pensons, finalement, qu’amitié, amour, sympathie forte, union de vie, sont des choses qui n’ont pas de fondements rationnelles. Tout au plus, les vécus culturels et les dispositions contractuelles, qu’elles entrainent bien souvent, n’interviennent que pour les inscrire dans le cadre raisonnable et socialisé des lois, des règles et des bonnes pratiques de civilisation.
Au bilan, on peut bien retenir que « le vivre ensemble » est l’une des choses les plus complexes. Ni la communauté de valeurs idéologiques ou culturelles, ni le jeu social des sentiments ou des alliances calculées, ni l’intérêt et le besoin d’assistance mutuelle, ne suffisent pour créer et pour mettre, à l’abri des déchirures et des fractures mortelles, une amitié, une association de cœur, une union des âmes et des corps. Deux consciences qui cheminent ensemble dans cette traversée des océans de la vie, doivent nécessairement être, toutes deux, porteuses du goût de l’autre, de la tolérance des limites de l’autre, d’un désir irrationnel d’être avec l’autre. Tout naturellement, la chose a plus de hauteur et de saveur, quand la rencontre des âmes est génératrice de rêveries communes, de visions partagées, de combats à mener, de choses à mettre en forme, de forces à conjuguer, de projets à réaliser. C’est bien ce genre d’affinité, quasi mystique et si magique, qui se trouve rarement sur cette terre des hommes. Enfin ! Au minimum, « aimons nous les uns les autres » ; tant mieux, si nous croisons, pour la traversée, l’âme sœur qui apportera, à notre chalutier, sa chaudière, sa lumière, sa chaleur, sa valeur et sa saveur.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de philosophie