Pourquoi la Révolution burkinabè conduite par Thomas SANKARA entre 1983 et 1987 a-t-elle implosé ? Eh bien, dans cet article je voudrais y répondre en procédant d’une manière inhabituelle… En effet, ma réponse va découler de l’analyse de l’évolution dans le temps de la configuration de quatre principaux indicateurs langagiers de la parole de Thomas Sankara en situation naturelle d’interview. Ces indicateurs sont : « NOUS », « PEUPLE », « REVOLUTION-NAIRES » et « ENNEMIS » (groupe sémantique constitué des références telles : ennemis, réactionnaires, la réaction, contre-révolution, contre-révolutionnaires, adversaires, impérialisme, impérialistes, colonialisme, colonialistes, néo-colonialisme, néo-colonialistes, féodalisme, féodalité, féodaux, bourgeoisie compradore, etc.).

Deux ensembles de textes d’interviews de Thomas Sankara ont été analysés : l’un regroupant des textes d’interviews effectuées au cours des deux premières années de la Révolution burkinabè (1983-1984) ; l’autre portant sur des textes d’interviews réalisées au cours des deux dernières années de cette séquence révolutionnaire du pays des Hommes intègres (1986-1987).
Tous les textes d’interviews analysés ont été récupérés sur le plus important site Web dédié à Thomas SANKARA. Le site est consultable à l’adresse suivante : www.thomassankara.net. Rendons hommage aux animateurs de ce site Web qui effectuent un travail fort utile d’archivage et de mise à en ligne de nombreux documents couvrant une bonne part de l’œuvre du Chef de la Révolution burkinabè.

Que nous révèlent les analyses de contenu effectuées ?

D’abord, il apparaît que Thomas Sankara, dans ses prises de parole naturelles, quasi-spontanées, utilisait préférentiellement le « NOUS » plutôt que le « MOI-JE ». Sur l’ensemble des interviews analysées (1983-1987) le « NOUS » représente 35,8% de l’ensemble des pronoms personnels utilisés contre seulement 8% pour le « MOI-JE ». Or, en politique, dire « NOUS », c’est susciter un phénomène d’identification collective, voire d’unification. Une parole en « NOUS » est une parole qui se veut commune, partagée, d’où aussi son potentiel polémique. En disant constamment et massivement « NOUS », Thomas Sankara semblait donc proposer une identité autant qu’une conduite : inclure et viser l’unification autour des idéaux du Conseil national de la révolution (CNR).

Faisons un pas de plus. Les graphiques relationnels des périodes 1983-1984 et 1986-1987 permettent de mettre en évidence le fait que le travail du « NOUS » - travail d’unification, de totalisation politique révolutionnaire (« NOUS, la REVOLUTION ou les REVOLUTIONNAIRES » si j’ose dire) - inscrit dans la parole sankariste passe par la mobilisation conjointe de deux autres figures : le « PEUPLE » et les « ENNEMIS ». Deux figures opposées et complémentaires donc : une figure attractive (le PEUPLE), parée de toutes les vertus et qui mérite toute l’attention des révolutionnaires ET une figure répulsive (les ENNEMIS, réels, supposés ou abstraits) à combattre, à défaut de convaincre.
Cette opération stratégique visiblement manichéenne de position et d’opposition permettait en fait de créer une tension mobilisatrice et de délimiter ce que l’on pourrait appeler le territoire de l’organisation révolutionnaire, de le structurer et de l’orienter.

Mais, à regarder de près les deux graphes relationnels ici présentés, l’un concernant les deux premières années de la Révolution burkinabè (1983-1984) et l’autre les deux dernières (1986-1987), je note ceci : 1) d’une manière générale la « force relationnelle » du « NOUS » (« NOUS » > « REVOLUTION-NAIRES » ; « NOUS » > « PEUPLE » et « NOUS » > « ENNEMIS ») augmente de façon significative dans la parole sankariste : elle passe de 22,22% en moyenne à 28%. A l’inverse, celle des « ENNEMIS » (« ENNEMIS » > « NOUS » ; « ENNEMIS > PEUPLE » et « ENNEMIS » > « REVOLUTION-NAIRES ») diminue de façon significative : celle-ci passant de 13,84% en moyenne à 7,31% en moyenne.
2) Plus spécifiquement, l’axe « NOUS > ENNEMIS > PEUPLE » (NOUS face aux ENNEMIS du PEUPLE) qui présentait une « force relationnelle moyenne » de 18,98% en 1983-1984, tombe à une moyenne de 9,35% en 1986-1987.
3) Quant à la singulière relation « ENNEMIS > PEUPLE » son taux de liaison passe de 18,3% en 1983-1984 à seulement 3,82% en 1986-1987.

Nous y voilà ! Impossible d’entretenir une dynamique du « NOUS » totalisant sans extérieur structurant significatif, ce à quoi servait la figure de l’ « ENNEMI du PEUPLE ». Le « NOUS » dont l’usage est pourtant resté insistante dans la parole sankariste sur la période 1986-1987 (NOUS les REVOLUTIONNAIRES avec et pour le PEUPLE) se retrouvait à l’étroit, refermé en quelque sorte sur lui-même, avait finit par manquer de souffle, de tension extérieure mobilisatrice, collectivement stimulante (le « NOUS » s’entretient en se confrontant à « EUX »).
La suite est connue. Ce « NOUS » de totalisation révolutionnaire implosera tragiquement le 15 octobre 1987 avec l’assassinat de Thomas Sankara. Il a implosé parce que la volonté d’unification, de totalisation politique révolutionnaire qui a constamment marqué la parole de Thomas Sankara s’est finalement heurtée à l’apparition d’autres « NOUS » au sein même du Conseil national de la révolution, révélant d’autres groupes constitués sur la base d’autres valeurs, d’autres intérêts, d’autres enjeux plus ou moins explicites.

Terminons par une citation : « C’est quand je deviens Rien et parce que je suis capable de devenir Rien, de m’annuler, de m’oublier, de me dévouer, que je deviens Tout. » (P. Bourdieu, Choses dites, Paris, Minuit, 1987).

Ousmane Sawadogo
Expert-Consultant : Text Mining et Web Content Mining