Tribunal de grande instance de Ouagadougou ce matin 10 août. La salle N°2 se remplit progressivement. L’audience est prévue pour 8 heures, mais c’est finalement à 8 h 20 mn que les juges font leur entrée dans la salle. De nombreux journalistes sont là en signe de solidarité à Lookman Sawadogo, poursuivi par six hauts magistrats pour diffamation.
Ses avocats aussi sont présents. Chez la partie adverse, c’est le désert : les plaignants et leurs avocats sont aux abonnés absents. On spécule sur le verdict à venir. Dans les couloirs, certains sont formels : Lookman va écoper au moins six (6) mois de prison avec sursis.
La présidente du tribunal, Honorine Ouédraogo ouvre l’audience. Tout le monde est sagement assis, les yeux rivés sur les lèves du juge Bonogo. C’est lui qui lit les délibérés. Après la lecture du verdict d’un premier dossier, il ouvre celui de « L’affaire Lookman ». Le journaliste se présente à la barre. La lecture dure à peine deux minutes. La diffamation reprochée au directeur de publication du quotidien Le Soir n’est pas constituée. Les plaignants sont déboutés et condamnés aux dépens. Sourire de soulagement du prévenu. « Il était à deux doigts d’aller en prison », commente avec humour un confrère. Une grande partie de la salle se vide. « Si des gens veulent sortir, qu’ils sortent sans faire de bruits », lance la présidente du tribunal.
A coup sûr, le 10 août 2017 fera date dans le combat pour la liberté de la presse en général, et celle de la presse en ligne en particulier dans notre pays. En substance, c’est ce qu’on retient de l’interview que nous a accordée un des avocats de Lookman Sawadogo, Maître Anna Sorry Ouattara.

Pouvez-vous nous rappeler les termes du verdict prononcé aujourd’hui dans l’affaire opposant le journaliste Sawadogo Lookman à six hauts magistrats ?

Le tribunal a rejeté toutes les exceptions que nous avons soulevées, c’est-à-dire, l’irrecevabilité et la nullité de la procédure. Nous avons débord saisi le conseil constitutionnel sur le fait que la loi CNT 2015 relative à la presse en ligne n’a pas prévu la possibilité pour la personne qui est condamnée de faire appel. Or, Sawadogo Lookman aurait dû être justiciable de cette loi eut égard à son statut de journaliste ; c’est pour cette raison que avons écrit au tribunal lui demandant de surseoir à statuer dans l’attente de la décision du conseil constitutionnel.
Nous avons aussi demandé au tribunal de constater la nullité de la procédure parce que, étant journaliste, la loi qui devait lui être appliquée n’est pas la loi pénale, mais la loi CNT 2015. Là également, nous avons demandé de surseoir à statuer en attendant la décision de la cour d’appel parce que nous avons fait une demande de récusation de tous les juges qui composent cette juridiction.

Pourquoi ?

Nous estimons que ce sont des magistrats et qu’ils ne peuvent pas juger en toute impartialité dans cette affaire où les plaignants sont des magistrats. Mieux, ils font partie du Conseil supérieur de la magistrature, l’organe qui gère la carrière de ceux-là mêmes qui doivent juger monsieur Lookman Sawadogo. Voici les arguments que nous développés pour cette demande de récusation, mais le tribunal a rejeté toutes nos exceptions et a décidé de trancher dans le fond. Et dans le fond, il a décidé que l’infraction de diffamation qui était reprochée à monsieur Lookman n’existe pas, tout simplement parce qu’il y aurait un doute quant à l’allégation des plaignants. Lookman Sawadogo est relaxé des poursuites de diffamation et la motivation, c’est le doute. En termes clairs, ce que les plaignants ont d’abord affirmé dans leur citation, puis ensuite ce qu’ils ont affirmé devant le tribunal, n’ont pas convaincu les juges que Sawadogo Lookman les aurait diffamés par ses écrits. Voici la lecture que nous faisons de la décision qui a été rendue ce matin

Donc, notre confrère n’a diffamé personne…

Quand on vous relaxe au bénéfice du doute, ça veut dire que l’infraction qu’on vous reproche n’est pas constituée, n’existe pas, sinon, on vous retient dans les liens de la prévention et on statue sur la condamnation à vous infliger

En termes clairs, Lookman est libre ?

Oui, c’est cela même, il est libre ! Si les plaignants ne sont pas satisfaits de cette décision, ils ont la possibilité de relever appel dans un délai de 15 jours puisque c’est le code pénal qui est visé et non la loi CNT. Ce que nous aurions aimé, c’est que cette juridiction nous situe sur la loi qui devait s’appliquer au journaliste Lookman Sawadogo parce que la loi CNT 2015 n’a pas prévu la possibilité pour un journaliste exerçant la profession en ligne, qui est appréhendé par les juridictions pour des faits de diffamation, de faire appel. Imaginez-vous, s’il avait été condamné, il n’aurait pas eu la possibilité de faire appel, c’est-à-dire, le pouvoir de faire réexaminer sa cause devant une juridiction supérieure.

C’est donc une préoccupation qui reste non résolue…

Exact, et c’est extrêmement grave parce que le double degré de juridiction est un principe qui est consacré par la constitution et les textes que le Burkina a ratifiés. On l’a vu avec Haute cour de justice. C’est important pour les journalistes qui exercent la profession car il y a deux lois CNT : celle qui régit la presse écrite et celle qui régit la presse en ligne. Dans la presse écrite, il n’y a pas de problème ; il existe le double degré de juridiction ; mais dans la loi sur la presse en ligne, cette possibilité offerte à la personne qui estime que le premier jugement n’a pas bien examiné sa cause, de la faire examiner par une juridiction supérieure, n’existe pas

Les avocats des plaignants avaient remis en cause le statut de journaliste de Sawadogo Lookman parce qu’il aurait publié son article sur sa page facebook…

Oui, et nous attendons les motivations de la juridiction pour en savoir un peu plus sur ce point précis. Le jugement qui est rendu nous donne juste le dispositif, mais nous n’avons pas encore les argumentations que la juridiction a développées pour parvenir à cette décision. Mais, la partie adverse a développé la thèse selon laquelle Lookman Sawadogo s’est exprimé en tant que monsieur Sawadogo et non en tant que journaliste Lookman.

Avec cette décision du tribunal, on peut penser que la qualité de journaliste ne dépend pas du support dans lequel un journaliste s’exprime…

C’est ce que nous avons développé dans notre plaidoirie devant le tribunal, parce que la loi est claire. Nous avons visé les dispositions de la loi CNT qui ne fait pas de distinction entre le support que le journaliste peut utiliser, que ce soit Facebook, Twitter, un journal en ligne, etc. La loi n’ayant pas fait cette distinction, c’est un principe général du droit de ne pas distinguer là où la loi ne l’a pas fait. La loi CNT ne précise pas que pour avoir la qualité de journaliste, il faut écrire sur tel ou tel support et il n’appartient pas à qui que ce soit de rentrer dans cette distinction

Les plaignants ont été condamnés aux dépens. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Les dépens, ce sont les frais de procédure au niveau de la juridiction même et non les frais et les honoraires des avocats. Dans sa plaidoirie, notre confrère Kyelem avait demandé que les plaignants soient condamnés pour abus de procédure et qu’ils soient condamnés également pour les frais et honoraires des avocats, c’est-à-dire les frais que Lookman Sawadogo aurait exposés pour assurer sa défense. Nous n’avons pas été suivis sur ce point.

Franchement, vous attendiez-vous à une telle décision de relaxe de votre client ?

Il est difficile pour nous de dire que nous nous attendions à une telle décision parce que, même si nous avons confiance en la justice de notre pays, à l’indépendance des magistrats, nous étions quand même un peu partagés par des considérations corporatrices, sachant que les plaignants sont de hauts magistrats qui siègent au CSM. Mais nous sommes rassurés et réconfortés par le fait que la justice de notre pays est réellement indépendante

Peut-on penser que le rapport d’enquête de la commission d’enquête du CSM qui a révélé des faits de corruption de certains magistrats ait joué dans la décision du tribunal ?

Non, je ne le pense pas parce que ce sont deux choses différentes. Les faits de corruption que la commission a eu à connaitre sont des faits qui ont été portés à sa connaissance par le justiciable et sur la base de revues de presse comme les membres de la dite commission l’ont dit dans leur méthodologie de travail. Et ça n’a rien à voir avec notre procédure. Nous n’avons pas le rapport de la commission d’enquête qui aurait pu nous permettre de nous prononcer sur le faut de savoir si les faits de corruption sont avérés ou pas. Je vous rappelle les personnes qui ont été mises en causes doivent aussi être en mesure de s’expliquer conformément au droit de la défense. On ne peut pas impliquer une personne sans lui donner la possibilité de se défendre. Je pense que les travaux de cette commission auront certainement une suite judiciaire avec la possibilité pour les personnes indexées de s’expliquer soit dans le sens de se blanchir ou d’aller dans le cadre d’une procédure judiciaire

Peut-on dire qu’avec ce verdict, il est désormais acquis qu’on ne peut plus attaquer un journaliste sur la base de la procédure pénale ?

Non, on ne peut pas le dire, et c’est pourquoi nous sommes restés sur notre soif parce qu’une des exceptions que nous avons soumises au tribunal, était de dire que Lookman Sawadogo ne peut être justiciable que devant la loi CNT 2015, qu’il ait écrit dans un journal en ligne ou dans un journal imprimé. Dès lors qu’il a le statut de journaliste, il doit bénéficier de la protection de cette loi et c’est pour ce motif que nous avons invoqué la nullité de la citation par laquelle les plaignants ont saisi le tribunal. Cette citation, faut-il le rappeler, est nulle parce qu’elle appréhende Lookman en tant que Sawadogo Lookman, en lui déniant la qualité de journaliste. Nous sommes restés sur notre soif parce que nous n’avons pas été suivis.

Interview réalisée par Joachim Vokouma
Kaceto.net