Suite et fin de la réflexion sur le Beau

Nos propos précédents ont exposé deux visions antagoniques du beau. Pour la première, le beau est une perception subjective d’une réalité qui n’est en soi ni belle, ni laide. La deuxième s’évertue à reconnaître que la beauté est inhérente à la nature des choses. A qui ou à quoi faut-il recourir finalement pour départager ces deux conceptions du beau ? Là réside toute la difficulté du jugement esthétique qui, à la différence du jugement scientifique, ne dispose d’aucun recours suprême, susceptible de faire l’unanimité absolue. En science, l’expérience est la cours suprême ; en matière esthétique, on ne peut disposer que de l’avis de quelques esthètes, qui d’ailleurs recueillent rarement l’assentiment du public dit profane. Dans la pratique, il faut donc considérer que le beau est le produit de la rencontre d’un regard et d’une chose qui reflète ou incarne de la beauté. Mais comment alors justifier, d’un point de vue philosophique, ce dosage du subjectif et de l’objectif, pour un même jugement qui prétend à l’universalité ?
Dans ce débat, nous occultons l’option d’Emmanuel Kant qui consiste à dire que le beau, « c’est ce qui plait universellement sans concept ». En effet, cette beauté théorique est impossible à retrouver parce que, en ce qui concerne l’humain, tout contact avec le monde est entaché de concepts plus ou moins rationnels. Chaque homme regarde le monde avec les yeux de sa culture, de son milieu social et de son niveau intellectuel. On ne voit pas la même chose, selon que l’on habite dans une chaumière que dans un palais, selon qu’on appartient au monde repu ou au monde affamé. Cet argument de Feuerbach l’allemand, le maître à penser de philosophes matérialistes tels Engels et Karl Marx, est un coup asséné à la conception kantienne du beau. En réalité, rien ne peut être vu universellement sans concept ; en conséquence, la chose qui plait universellement sans concept n’est pas une réalité sensible. La science, elle-même, n’a pu réaliser le maximum d’universalité que lorsqu’elle a cessé de considérer la vérité comme intersubjectivité, au profit de l’objectivité expérimentale et instrumentale. La vérité scientifique, n’est en fait pas l’accord des esprits compétents, comme le disait, caricaturalement, Gaston Bachelard, mais le dictât des faits objectifs sur les esprits compétents. La vérité scientifique n’est pas un accord subjectif d’opinions techniques, mais l’effacement de toute opinion devant un résultat expérimental. En matière de jugement esthétique, cette abolition du goût subjectif est impossible à réaliser. Le jugement esthétique implique nécessairement notre conscience, elle et ses illusions, ses passions, son histoire et ses motivations inavouées. Si donc, rien ne plait universellement sans concept et que le beau existe cependant, alors c’est qu’il existe de la beauté dans la nature objective des choses.
Pourquoi doutons-nous d’ailleurs de cette possibilité de rencontrer du beau dans le monde créé ? Dieu d’Abraham, regardant son œuvre, vit qu’elle était belle et il s’en réjouit. Il créa Adam dans l’objectif qu’il profite de cette beauté des choses. La beauté est ainsi consubstantielle au monde ! Ou du moins, il faut dire que l’être de toute chose est beauté. L’absence de beauté ne vient pas de l’être, mais du paraître qui a pris le dessus dans notre rapport au monde, après la chute et le péché originel. Sur ce point d’ailleurs, la pensée platonicienne rejoint le mythe hébraïque. Pour Platon, l’essence de toute chose est beauté, dans ce monde céleste que nous hommes de la caverne, n’apercevons pas. Victimes des séquelles de l’eau de la rivière de l’oubli que notre âme a plus moins bue au cours de sa pérégrination vers la terre, nous ne voyons du monde que les apparences sensibles qui nous laissent souvent voir de l’horrible. Les apparences sensibles sont tantôt belles, tantôt laides, mais la réalité, dans sa divinité, est éternellement belle. C’est donc parce que notre conscience est obstruée et viciée que nous voyons de la laideur dans le monde, ou alors, c’est nous-mêmes qui y avons introduit de la laideur en désobéissant à Dieu par notre action prométhéenne et notre vanité luciférienne.
Le monde est donc beau en soi. Mais alors faut-il être en mesure de le voir comme tel ! Nous renonçons, ici, à la perspective platonicienne où il faut se convertir à la philosophie et se rapprocher des dieux, avant de voir la beauté des choses. Nous ne la condamnons pas, parce que, c’est effectivement du point de vue divin que toute chose se présente dans toute sa magnificence. Nous nous orientons tout simplement vers des options plus populaires qui permettent au commun des mortels de reconnaitre du beau dans ce monde qu’il traverse. Dans cette option, il faut dire que le jugement esthétique, comme tous les autres, est le fait de l’esprit. Justement, l’esprit fini, qui est le nôtre et auquel le monde se présente par les sens, a besoin d’éducation. Toutes les civilisations ont eu la conscience de ce besoin d’éducation esthétique. Le monde comporte de la beauté, et il faut que cette beauté soit visible par une conscience contemplatrice. Pour cela, mon regard doit être préparé à l’avance pour reconnaitre la beauté des choses. En effet, si je n’ai aucune notion du beau, si je n’ai gardé aucun souvenir du beau céleste, si je n’ai reçu aucun idéal socioculturel du beau, je ne verrai rien de beau sur la terre. Il faut donc inscrire, dans l’âme de chaque humain, un désir ardent du beau. Il faut incruster, dans le regard de tout enfant qui grandit, des lentilles spirituelles qui perçoivent la beauté des choses.
En bilan général de ce débat, il faut retenir que le beau est la résultante du contact de nos sens d’humain avec la réalité. Il n’y a rien de beau dans le monde pour les autres vivants, y compris pour le singe qui est l’espèce la plus proche de la nôtre. Le jugement esthétique est lié au goût ; mais le monde, dans son objectivité, a lui aussi été créé pour rencontrer ce goût humain qui renvoie à cette réjouissance de Dieu contemplant le monde qu’il créa. Tout naturellement, il faut admettre que Dieu nous a donné ce pouvoir de continuer la création, comme il nous a donné la possibilité de connaitre les lois de l’univers par la raison. L’art, qui est l’activité humaine de création, a, par excellente, la mission d’ouvrir nos yeux sur la beauté des choses créées par Dieu ou par nous-mêmes, et celle d’embellir ou de restaurer les confins du réel qui l’exigent. C’est cette mission complexe et divine de l’art que le Professeur burkinabé, Jacques Nanéma de l’université Joseph Ki-Zerbo, a récapitulée ainsi, avec la densité conceptuelle qui lui est propre. Sur une page facebook, il écrit : « L’art, c’est l’engagement à rendre le monde beau, plus beau et toujours beau à nos yeux. L’œuvre d’art est la forme sensible, matérielle et symbolique de cet engagement à embellir le monde pour égayer l’existence humaine hantée par l’ennui, habitée par l’angoisse du néant, et tentée par le cercle vicieux de la quotidienneté. » Ainsi, contrairement à ce que pensait Platon, l’Art, au même titre que la raison scientifique, l’esprit spéculatif et philosophique, les promesses messianiques, concoure, largement, au processus de rédemption de notre conscience précipitée dans les enfers de l’histoire.

Zassi Goro ; Professeur de Lettre et de philosophie
Kaceto.net