Le climat socio-politique inquiète Sayouba Traoré. L’injustice, les torts et autres frustrations en sont les causes. Pour lui, repartir d’un pied impose qu’on se parle, que le bourreau reconnaisse sa faute et demande pardon. Pour un Burkina apaisé, la palabre devient un impératif catégorique.

Une menace grave planait sur le village. Une réunion des barbes blanches avait été convoquée dans la case à palabres. Tous ces hommes d’expérience mesuraient l’étendue du péril. Tout comme chacun voyait nettement ce qu’il convenait d’entreprendre. Toutefois, la sagesse des ancêtres enseignait que l’action envisagée était impossible à tenter. Constat qui brouillait les jugements et paralysait les énergies. Dans le même temps, se tenait une rencontre des jeunes. Ces esprits juvéniles ne savaient pas la chose impossible.
Alors, ils l’ont accomplie. Au grand étonnement des anciens et au grand soulagement de tous.
Est-il possible d’entrevoir un quelconque rapport entre cette histoire et la situation nationale dans notre Burkina Faso ? Il semble que oui ! L’impossible est souvent une condition incontournable. Dans notre cas, pas moyen de faire autrement : il faut le courage de concevoir le chemin de la concorde nationale. Pas parce que nous le voulons. Parce que nous le devons. C’est la vie elle-même qui est comme ça. On commence par vouloir faire ce qu’on veut, puis ce qu’on peut, et à la fin, on fait ce qu’on doit.
La concorde nationale, qu’est-ce que c’est ? Ce n’est pas l’unanimité. La vie serait fade. Ce ne peut être l’accord parfait. L’intelligence humaine est trop faible pour cela. C’est, au minimum, poser les conditions pour résoudre les problèmes ensemble. Dit autrement, même quand on doit s’engueuler, le faire de telle manière que le tissu social ne puisse se distendre au risque de la déchirure. Dans notre cas, il s’agit de retourner sur nos pas pour voir ce qui n’a pas marché. Comprendre pourquoi ça n’a pas marché. Dire s’il y a des réparations à faire. Les réaliser s’il y a lieu. Ainsi donc, on se donnera toute latitude pour construire demain. C’est le simple bon sens. Ne dit-on pas qu’on enlève l’épine des fesses afin de pouvoir s’asseoir, après quoi on enlève l’épine du pied ?

Une sorte d’impasse nationale

Il suffit de parcourir la presse nationale pour se rendre compte que notre pays vit une étrange situation de ni paix ni guerre. Plus grave, une sorte de paix armée. C’est-à-dire qu’il n’y a pas encore eu d’escarmouche. Alors qu’aucun des camps n’envisage de désarmer. Donc une fausse paix enceinte de troubles futurs. Un esprit bien disposé conviendra facilement que ce genre de situation où chacun lorgne son voisin de tranchée ne peut nourrir de perspective heureuse. Le plus douloureux concerne les nombreux non-dits et les impensés puissants. Car guetter le faux pas de l’adversaire peut sembler une politique habile. Mais tous voient que c’est une politique de courte vue.
Alors quoi ? Alors, il faut rentrer dans le dur. Pourquoi ? Les raisons sont multiples. Au premier chef, on ne peut raisonnablement regarder passivement mûrir une situation grosse de périls. Ensuite, on ne peut observer les uns et les autres prendre en otage le devenir d’une nation. Ces mots ne sont pas excessifs, loin s’en faut ! Des gens ont causé des torts et des meurtrissures à d’autres gens. Les épisodes sont connus, même si on peut se douter que toutes les tragédies n’ont pas été portées à la connaissance du grand public. Pour ne pas avoir à rendre des comptes, garder la main sur le pouvoir. En tout cas, se tenir au centre du jeu. Ce qui revient à en écarter d’autres. D’autres qui ne rêvent que de supplanter les bourreaux afin de pouvoir supplicier à leur tour. C’est ainsi que nous avons aligné les rendez-vous manqués avec le destin. Que le lecteur s’exerce à faire la liste des commissions de réconciliation, journée du pardon, commissions d’enquête, forums, comités, et autres institutions vainement mises en place pour remettre les compteurs à zéro.
Pourquoi ces tentatives ont-elles toutes échoué ? Parce qu’on n’avait pas sincèrement à cœur d’y aller vraiment. Dans un précédent écrit au sujet de la journée nationale du pardon, j’avais expliqué que cette tentative devait à son tour échouer parce qu’on voulait faire du riz au lait, sans riz et sans lait. Le résultat était donc connu d’avance : une assiette vide. Je peux imaginer perfidement une instance pour piéger les autres. Mais comme eux aussi ne sont pas stupides, ils trouveront une esquive adroite, et on se retrouve invariablement dans l’impasse. Les acteurs sont nombreux qui peuvent témoigner de ce que je soutiens ici.
Allons-nous continuer sottement ce jeu où personne ne gagne et où tous sont assurés de perdre ? La tâche est là, qui attend. Et l’on sait que repousser les échéances ne résoudra rien. Ça fait maintenant des décennies que nous l’avons expérimenté. Si réellement nous sommes les patriotes que nous proclamons, si vraiment nous méritons cette intégrité que nous brandissons à tout bout de champ, si nous sommes intelligents autant que nous le laissons entendre, nous savons que nous devons arrêter cette mécanique mortifère. Il nous faut sortir notre pays de cette impasse. Et c’est là que la politique de concorde nationale peut intervenir efficacement. Puisque tous les gars futés ont échoué, puisque tous les esprits supérieurs n’ont pu trouver la clef, comme les jeunes de la fable, nous devons avoir suffisamment d’inconscience en nous pour le faire. Ne dit-on pas que c’est l’idiot du village qui tue le lion avec un bâton, croyant que c’est un gros chien ?

Des gros et difficiles préalables.

Pour prendre une image paysanne, commençons par dire qu’on ne peut semer dans un terrain qu’on n’a pas préparé. Bien vrai, on peut le faire. Mais pour quel résultat à la récolte ? Toute personne ayant fait des travaux ménagers le sait. On ne peut pas balayer sur une natte. Il faut d’abord saisir cette natte à pleines mains, la secouer fortement, la ranger dans un coin, et balayer énergiquement le sol, avant de déplier la natte. C’est ce genre d’exercice qui nous attend.
Premier préalable, il faut dire les choses par leur nom. L’adage enseigne que la meilleure façon pour mal résoudre un problème, c’est avant tout la nommer. Il y a des vérités qui fâchent, mais qui doivent être dites quand même. Par une espèce d’aveuglement volontaire, on peut aussi faire semblant de ne rien voir. Comme tous frappés de mutisme, on peut taire ce qui saute aux yeux. Ce que les juristes appellent un mensonge par omission. C’est la combinaison de toutes ces attitudes qui nous ont mené au point où nous sommes.
Si pendant 27 ans, un président a consacré ses nuits et ses journées seulement à lutter pour rester au pouvoir, c’est par crainte de devoir rendre des comptes. Si la Transition a dérapé à de nombreuses reprises, c’est parce qu’on la savait minée par les affrontements souterrains des factions. Ceux qui craignent des lendemains fâcheux devant les tribunaux, et ceux qui savent qu’après toutes ces années, l’affaire est à portée de main. Il en est de même du putsch du Conseil National de la Démocratie. Et le pouvoir actuel, même démocratiquement élu, sait qu’il n’est pas tiré d’affaire. Parce qu’il est composé d’anciens des différents camps. Des anciens Sankaristes, des anciens Compoaristes, ceux qui ne sont ni l’un ni l’autre, ceux qui ont des rancœurs contre Sankara et Compaoré, ceux qui ont un pied dedans un pied dehors et le troisième pied ailleurs, ceux qui sont contre ce qui est pour et pour ce qui est contre, ceux qui alternativement ont été victimes, bourreaux, puis victimes, puis encore bourreaux, ceux qui ont été volés et ceux qui ont empoché nuitamment quelque chose, bref, toutes les nuances et toutes les couleurs, etc...

Dissoudre les méfiances

Le dictionnaire dit que la concorde, c’est une « Union des cœurs et des volontés, qui produit la paix et la bonne entente ». Donc, une politique de concorde nationale pourrait être pensée comme un climat de bonne entente entre concitoyens désireux de faire œuvre commune. Le rêve absolu, dans notre situation ! On voit bien qu’il y a du boulot. Par chance, nous n’avons pas le choix. Tôt ou tard, il nous faudra réaliser ce rêve. Et le plus tôt sera le mieux. Alors dépêchons-nous d’esquisser ici les premiers pas. De toute façon, comme dans tout exercice périlleux, il faut un fou pour amorcer la pompe. Alors soyons fou ! Et qu’il soit bien entendu que chacun doit apporter sa pierre. Plus on est des fous, plus on rigole.
Avec ce que nous venons de décrire, comment faire pour dissiper les rancœurs, dissoudre les méfiances, bref, par quels voies et moyens provoquer la « bonne entente » entre traumatisés et traumatiseurs ? Dans un marchandage, chacun des protagonistes doit accepter de céder un peu. Le marchand doit accepter de baisser son prix et l’acheteur doit consentir à faire un effort financier. C’est ainsi que l’on peut se rencontrer au milieu. Sans quoi, l’affaire ne peut se faire. Il en est de même dans le problème qui nous occupe. Si vous dites à un homme « pose ta tête sur le billot pour que je te tranche le cou ! », il est évident qu’il ne le fera pas. Chacun de nous a, niché au plus profond de son être, l’instinct de survie. A l’inverse, si vous dites à l’offensé de pardonner, alors même que le fautif n’a pas confessé sa faute, qu’il n’a pas sollicité un quelconque pardon, lui non plus ne saurait y consentir. La fraternité se construit autrement.
Cette fameuse fraternité, c’est ce qui fait que je suis indulgent envers un membre de ma famille, même quand il a commis des bévues. C’est un sentiment fort qui a ses exigences. Parmi ces exigences, il y a la réciprocité. Je te pardonne aujourd’hui d’autant plus facilement que je sais pouvoir compter sur ta compréhension demain. « Lik mma yoaguin rounda, tim lik fma yaoguin béogo ». Tu regardes dans le tombeau de ma mère aujourd’hui, et je regarde dans la tombe de ta mère demain. Sans quoi, l’un d’entre nous est con. Les purs se sentant trahis et bafoués doivent mettre un peu de glace sur leur cœur. Les voleurs et les tueurs doivent accepter qu’il y ait justice et sanction.
Je sais que ce que je préconise est difficile. Mais c’est justement cette difficulté qui fonde le vivre-ensemble. Et c’est la voie pour bâtir demain. Je rappelle que d’autres avant nous ont refusé de prendre ce chemin, croyant pouvoir ruser éternellement. Et nous voilà coincés aujourd’hui. Au village, quand je te prête ma terre pour cultiver, il y a des modalités. Tu ne peux cultiver que des productions saisonnières. De sorte qu’en cas de besoin, je te laisse le temps de récolter et tu me restitues mon bien. Si tu fais une plantation qui prend des années pour arriver à maturité, l’intention est claire de me spolier de mon bien. Le pacte est alors rompu, et tu ne peux pas faire semblant de l’ignorer. Imaginez un village où ce sont les notables qui se livrent à ce genre de manipulation ! Il se trouve que c’est précisément le rôle de ces notabilités de dire le vrai, mettant ainsi du lubrifiant dans les rouages de la vie quotidienne. Quel est alors le recours du villageois spolié ?
Sur un autre registre, quand une bagarre démarre, il y a invariablement des gens qui prônent l’apaisement. Dans un premier temps, on ne manquera pas de les houspiller, comme étant des poltrons. Après quoi, on étend les dévastations. Puis on se dit qu’il est plus raisonnable de négocier. C’est alors qu’on se tourne vers les poltrons et on interroge « nii yo kanga mè raa yéla mè ti boin » ? Ce vaurien disait quoi, au juste ? J’arrête là ces réflexions. Pour l’instant. J’invite bien évidemment d’autres à poursuivre la discussion. Tant il est vrai que c’est de la confrontation des idées que jaillit la lumière.

Sayouba Traoré
Ecrivain ; Journaliste