Il y a des évènements qui vous marquent pour le reste de votre vie. Que vous en ayez été acteur ou témoin, ils restent à jamais gravés dans votre mémoire. Sont de ceux-là, le coup d’Etat du 15 octobre 1987. Ils sont nombreux les Burkinabè et non burkinabè capables de vous raconter dans le détail où et comment ils ont appris la mort de Thomas Sankara et ses compagnons, et le choc qu’ils ont ressenti.

C’était un jeudi après-midi. Ce jour-là, comme tous les lundis et jeudis, c’est sport de masse, une mesure prise par le Conseil national de la révolution (CNR) pour inciter les Burkinabè à faire du sport, car, disait-on, il faut avoir l’esprit saint dans un corps qui l’est autant. Le révolutionnaire doit être en bonne santé, dynamique, vif et réactif, prêt à répondre aux mots d’ordre de la révolution. Et rien de mieux que le sport pour l’y préparer. Dans tous les services publics et même privés, cette mesure était appliquée. Certains, pratiquants de sports, y participaient avec enthousiasme pendant que d’autres vivaient ces moments comme une corvée.
Etudiant à l’université, je n’avais pas cours cet après-midi. Avec d’autres coéquipiers, je me retrouve sur notre terrain de football, à l’époque dans la cour de l’actuelle mairie de Nongremassom. L’équipe du quartier s’appelle « les 11 Taureaux », créée au moment où l’abattoir frigorifique était encore implanté dans ce qui est devenu plus tard l’usine TAN-ALIZ. « Les 11 Taureaux », c’est une équipe majoritairement composée de bouchers, patrons comme ouvriers, puis quelques fonctionnaires, élèves et étudiants.
Sur ce terrain rocailleux, nous devions ce 15 octobre livrer un match contre l’équipe de l’Hôtel Silmandé, fleuron de l’industrie hôtelière de notre pays. Il n’y avait pas encore Laïco. Tous les grands évènements s’y déroulaient dans ses locaux. C’est à Silmandé que Thomas Sankara a obligé François Mitterrand à ranger son discours politiquement correct rédigé par ses conseillers, et à improviser un autre, pour répondre à celui du jeune capitaine impertinent, qui « vous titille et vous empêche de dormir », selon les confidences du président français. C’était en novembre 1986, un an avant la tragédie qui a bouleversé tout le continent africain et sa diaspora.
Une semaine plus tôt, nous avions battu Silmandé. Une victoire sans récompense. Juste pour le plaisir de jouer au football. Aujourd’hui, dans les rangs de nos adversaires, il y a des visages inconnus. Des mercenaires recrutés pour renforcer les rangs dans le but de de prendre leur revanche. Peut-être. Peut-être pas.
Les deux équipes s’échauffent côte à côte, puis le coup de sifflet de l’arbitre, un cadre de Silmandé, retentit. Le match va bientôt commencer. Comme dans une compétition officielle, les joueurs se serrent la main. L’arbitre vérifie que chaque équipe a bien aligné 11 joueurs. C’est déjà arrivé que 12 soient sur le terrain. Il donne le coup d’envoi. C’est parti pour la première mi-temps de 45 mn. Quelques minutes d’observation sont nécessaires, puis les offensives fusent de part et d’autre. Le public est très clairsemé. On joue à peine 15 mn. Le score est toujours vierge. Les gardiens de buts n’ont pour l’instant pas été très sollicités. Les corps sont maintenant chauds ; le match gagne en intensité. Soudain on entend des bruits de coups de feu : papap, papapap, papapapap ! Nous continuons tranquillement notre match. Des bruits pareils, on a en l’habitude. Régulièrement, des CDR mal formés, n’ayant rien compris à la révolution, s’amusent à tirer en l’air pour impressionner. Rien d’inquiétant qui puisse nous amener à arrêter notre match. Quelques minutes après les coups de feu, tout change. On voit de gens courir pour rejoindre leur domicile. Les travailleurs de la « Météo » passent devant nous à vivre allure. M’ayant aperçu, un promotionnaire de collège me lance : « Vokouma, il faut rentrer chez toi ; il y a un coup d’Etat ». Personne n’y croit. Nous poursuivons notre match. Mais, il y a de plus en plus de monde qui fuit. L’arbitre finit par siffler la fin du match, se saisit du ballon et demande si oui ou non nous voulons continuer. Majoritairement, on décide d’arrêter. Par prudence. Puis on s’en prend à ces CDR qui tirent au hasard même quant il n’y a pas de danger. Personne ne pense un seul instant à un coup d’Etat. Qui va oser pareille chose contre Thomas Sankara, le leader de la révolution, celui qui arrange les foules et traque la corruption ? En quatre ans, la révolution a changé le pays ; Bilbabili, quartier glauque et haut lieu de la prostitution à ciel ouvert et d’autres coins de Ouaga, sont devenus des cités propres, habitées par des fonctionnaires moyens qui n’avaient jamais pensé devenir propriétaires. L’accès au logement a été érigé en droit pour tous et grâce aux lotissements commando, des milliers de Burkinabè ont eu au moins un terrain d’habitation. Les opérations Mana Mana mobilisent tous les week-ends les habitants d’un même quartier pour nettoyer les ordures est rendre leur lieu de vie agréable.
Dans la tête des Burkinabè, quelque chose s’est produite. Sankara a mis dans leur tête que désormais, ce sont eux qui doivent être les acteurs de leur développement. Avant de dire ses quatre vérités au président français François Mitterrand, il avait emmené son ambassadeur dans la brousse, sur une route cahoteuse, sous un arbre pour qu’il y présente ses Lettres de créances. Bref, des actions spectaculaires, le leader de la révolution en avait habitué ses compatriotes, lesquels suivaient ses faits et gestes aussi bien au Burkina à l’étranger.
Coup d’Etat contre Sankara ? Des quatre leaders historiques de la révolution comme on les appelait, (Thomas Sankara, Blaise Compaoré, Boukari Lingani et Henri Zongo), qui a osé faire ça ? On se quitte, l’esprit assailli de questions. J’enfourche ma mobylette, prends des raccourcis et arrive à la maison. Premier geste, allumer la radio en espérant comprendre ce qui se passe. Les programmes habituels sont suspendus et on entend que la musique militaire. Je réalise qu’un coup d’Etat vient effectivement de se produire. En novembre 1980, 1982 et 1983, quand la radio nationale avait interrompu ses programmes pour diffuser la musique militaire, c’est qu’un putsch venait de se produire. Puis, comme les fois passées, on a coupé la musique militaire et un type, le lieutenant Omer Traoré a lu une proclamation dans laquelle on apprend que « le front populaire, regroupant les forces patriotiques décident de mettre fin en ce jour 15 octobre au pouvoir autocratique de Thomas Sankara », et « d’arrêter le processus de restauration néocoloniale entrepris par ce traitre à la révolution d’août », "cet autocrate [qui] s’est hissé à la tête de notre révolution pour mieux l’étouffer de l’intérieur ». Sapristi !
En conclusion, l’orateur invite « le peuple militant… au calme, et les forces de défenses populaires, militaires, paramilitaires et CDR à la vigilance.
La patrie ou la mort nous vaincrons
Pour le front populaire, le camarade Blaise Compaoré ».
Là, il n’y a plus de doute. C’est bien vrai, Thom Sank, comme on l’appelait affectueusement, n’est plus le président. Mais comment cette affaire va se passer avec le nouveau chef ? Quand il avait été arrêté en mai 1982, les rues avaient été envahies par des élèves et étudiants réclament sa libération immédiate. Certes, le contexte politique a changé, mais où garder le président du CNR sans provoquer de troubles ? Autant de questions qu’on se pose sans se douter que le numéro du CNR n’était plus de ce monde. D’ailleurs, sa mort apparaissait comme impossible. Un confrère guinéen m’avait confié qu’à l’annonce de la mort de Sékou Touré, lui et ses camarades n’y avaient pas cru une minute, parce que pour eux, « ce n’était pas croyable ».
On s’est endormi avec la rediffusion de la proclamation, pressé que le jour se lève pour savoir plus sur cet évènement inattendu. Le lendemain 16 octobre au matin, je me rends au lycée Zinda Kaboré où la coordination des élèves tient une réunion. L’ambiance est surchauffée. Certains exigent le retour sans condition au « camarade président » au pouvoir, pendant que d’autres réclament un débat télévisé ente « Blaise et Sankara » pour savoir ce qui s’est passé entre eux.
Vers 8 heures, les rumeurs sur la mort de Thomas Sankara ont envahi la ville. Il n’y avait pas encore Facebook ou WhatsApp, mais très vite, on a compris qu’il s’est passé quelque chose de très grave. On se rue sur les transistors pour capter les radios étrangères. En ondes courtes, la qualité du son n’est pas toujours au top. Mais, on a réussi à obtenir l’information : Thomas Sankara a été assassiné et enterré avec ses compagnons d’infortune au cimetière de Dagnoën. Par groupes, les élèves et étudiants s’y rendent. Sur place, on découvre 13 tombes fraîches, alignées et sur lesquelles volent des grappes de mouches.
« Votre petit Sankara, c’est fini », aurait dit un partisan du nouveau chef à des journalistes de la télévision nationale.

Joachim Vokouma
Kaceto.net