Si on veut véritablement combattre le fléau national de la corruption, il revient d’abord aux plumitifs et au faiseurs d’opinion de montrer à la face du monde le caractère hideux du corrupteur et le corrompu dans toute sa veulerie et dans toute sa laideur. Cet écrit n’a pas pour ambition de décrire dans sa totalité la vile mécanique de la corruption, tant la palette est vaste. Nous allons nous contenter des quelques rouages que nous jugeons essentiels. Et cela seul suffira à dévoiler le sinistre visage de ce véritable gang institutionnalisé. N’ayons pas peur des mots. Car il s’agit de dire ce qui nous handicape chacun et nous tous.

On veut mettre sur pied des instances locales du parti qui ambitionne d’accéder au pouvoir. Armés des documents programmatiques du mouvement, tous ceux dont la conscience les titille se sont mis en branle. « Il faut sortir ce pays de sa léthargie », tel est donc le mot d’ordre. Et les discussions vont bon train. Les rencontres, tant formelles qu’informelles, se succèdent. On chauffe le téléphone nuit et jour. Les mails s’entrecroisent sans répit. Ce qui est somme toute normal. Parce que le dicton enseigne que « Buud warb san saood laagin bi ned faan ninga a naorè » :lorsque la danse rituelle du « buudu » se danse dans une assiette, chaque fille et chaque fils du « buudu » doit y mettre le pied. Ainsi fait, on convoque la grande palabre et des délégations arrivent. A l’issue de discussions qui occupent toute une journée, on vote solennellement un bureau composé des personnes jugées les plus méritantes. Puis on se quitte, confiants dans l’avenir. Par la suite, nul n’est surpris d’apprendre que chacun des membres nouvellement élus a empoché nuitamment la somme de plusieurs millions de nos francs CFA.

En notre âme et conscience

Pour quelles raisons n’est-on pas totalement surpris et pas vraiment choqué par une telle nouvelle ? C’est tout simplement parce que nous avons un substrat culturel qui nous a tous préparés à comprendre et à tolérer semblables vilenies. Le lecteur pense que là j’exagère ? Eh bien non ! Nous savons bien que pareils cadeaux souterrains ne peuvent pas être totalement honnêtes. Nous sommes certains que la probité n’a pas sa place dans une telle affaire. Mais nous sommes enclins à dire que « tout le monde le fait et que c’est bien humain ». Parce nous savons au fond de nous-mêmes que, placés dans la positions des élus, nous ne sommes pas assurés de trouver la force morale pour refuser ce cadeau empoisonné. Je prends les paris. S’il y a quelqu’un qui peut prétendre le contraire, je serais bien curieux de faire sa connaissance !

Pourquoi insister aussi lourdement sur ce trait culturel ? Parce que ce que nous sommes conditionne ce que nous faisons et fixe notre propre seuil de l’intolérable. Dans une de nos familles traditionnelles, c’est naturellement le papa qui incarne l’autorité. Mais tous, nous savons que c’est celui qui possède le plus de Francs CFA qui dicte la marche à suivre à tout le monde. Impossible d’ignorer cette réalité. Car tous, hommes ou femmes, jeunes ou vieux, nous sommes portés à chercher les faveurs du riche. Difficile de dédaigner la main qui fait les partages. Puisque la nature humaine est ainsi faite que chacun cherche à s’approprier la plus grosse part. A l’étage au-dessus, on cherchera tout aussi naturellement les faveurs de celui qui est investi de l’autorité. Qu’importe si cette autorité est administrative ou traditionnelle. Même quand les « zotorités » disent une superbe connerie, on applaudit avec application. Et on rit à gorge déployée chaque fois qu’il lui prend envie de plaisanter. Pourquoi donc voudrait-on que la femme ou l’homme qui détient la réalité du pouvoir se prive d’en abuser, puisque nul ne songe à lui fixer des
limites ? Et comment lui fixer des limites, si chacun des citoyens souhaite en profiter sans entraves, y compris ceux qui sont chargés justement de fixer ces limites-là ?

Le titre et la fonction

Une fille ou un fils savant termine ses études. Le clan entier se mobilise, sans qu’on ait besoin de le dire, afin que le rejeton ne soit pas oublié dans le partage du pouvoir. Ici pouvoir se perçoit comme un amalgame de pouvoir économique et pouvoir de décision. C’est donc tout le « buudu » qui va à la pêche au poste. Une fonction que l’on suppose enceinte de futures largesses. Parce que gouverneur, préfet, président d’institution ou ministre, ce n’est pas seulement une fonction administrative. Le bon sens populaire ne s’y trompe pas qui parle de « Naam ». Et le rejeton intronisé gouverneur, préfet, président d’institution ou ministre devient
un « Naaba ». Comprendre ici « Naaba » dans le sens de nabab, c’est-à-dire potentat. Et le titulaire ne tarde pas à se voir lui-même comme un roitelet. Au cabaret, au marché, ou tout autre lieu de rencontre, les membres du « buudu » ne manqueront pas de souligner que désormais, tout va pour le mieux. Et on expliquera sans vergogne que « c’est notre fils qui est le nouveau naaba des gendarmes, des juges, ou même de la banque ». Je vous laisse deviner qui va être servi le premier et qui aura la meilleure part parmi les administrés de ce roitelet. Tout comme je vous laisse deviner les conséquences de telles situations. Surtout que ces situations se cumulent et cumulent leurs effets. Là également, je prends le pari. Que le premier qui conteste cette réalité lève le doigt !

Une honnêteté suspecte

Dans un tel climat, le fonctionnaire ou l’agent public qui tient à sa probité, celle ou celui qui respecte le bien public et qui s’interdit de capter le bien d’autrui, cette femme ou cet homme est regardé comme un foutu égoïste ou un sombre imbécile. Égoïste parce qu’on le soupçonnera toujours de vouloir garder le butin pour lui seul. Imbécile parce que ne sachant pas ou répugnant à profiter des situations qui lui tendent les bras. Ce gouverneur, préfet, président d’institution ou ministre aura du mal. Du souci, car on le soupçonnera toujours de quelque chose, pendant que lui peinera à expliquer que sa position ne lui permet de disposer que de son seul salaire.

Pour illustration, un épisode resté fameux. Un ministre de la République a conduit une mission auprès des Partenaires Techniques et Financiers dans un pays européen. Mission qui a abouti à la signature de conventions de financements. A son retour au pays, quelle ne fut pas sa surprise de trouver sa maison et les alentours envahis par une flopée de quémandeurs de toutes origines. Qui pour solliciter un tracteur, qui une charrette et des chevaux, qui une boutique pour sa femme, qui le financement d’un permis de conduire et une camionnette pour le fils. Effaré, le ministre de demander et de se demander en même temps où diable pourrait-il trouver un tel argent. Explications des visiteurs : « Nous tous on t’a vu à la télévision signer pour prendre des millions avec tes amis Blancs ». A ce niveau, on ne peut se limiter à parler de malentendu. Il est plus juste de parler de divorce culturel.

Et c’est dans ce moule que notre esprit a été façonné. C’est dans ce terreau que nous avons pris racine. Qui n’a jamais entendu cette question intéressée : « est-ce que tu connais quelqu’un aux impôts, à la douane, à la mairie, ou dans un autre service ? » Si on veut connaître quelqu’un avant d’entreprendre un déplacement dans un service public censé recevoir et servir tout le monde à égalité, ce n’est certainement pas pour une démarche sans arrière-pensée. Là également, je prends le pari. Que le premier qui conteste cette réalité lève le doigt !

Quand la politique s’en mêle !

Quiconque rêve de faire carrière dans la politique, se doit de connaître ces réalités sociologiques. Et s’il est lui-même un esprit toxique, il joue sur du velours. Commençons ce chapitre en disant que la corruption qui sévit dans le domaine politique est une affaire à double détente. Le politicien a besoin de béni oui-oui sur son chemin. Pour cela, on commence par tailler un vocabulaire et un langage appropriés. Cela consiste à confondre la fonction et le statut. On prend soin d’oublier de préciser qu’on convoite tout simplement une fonction dans un grand dispositif administratif. On a vu précédemment comment on se fait appeler Naaba. Ce qui dépasse largement la notion de chef de service ou de responsable de parti politique. Un Naaba peut accorder des prébendes et des passe-droits. En favorisant ses proches, ses amis, ses camarades d’école ou ses partisans, on se fabrique à bon compte des obligés. Et une fois qu’on est élu, ceux-ci deviennent des sujets. Et on prend soin là aussi d’éviter de laisser entendre que l’argent et les coups de main qu’on octroie à tours de bras n’est pas le sien propre. Nul ne doit savoir que c’est de l’argent soustrait frauduleusement de la caisse publique, propriété de la communauté nationale.

L’autre face, c’est la femme ou l’homme qui brille soudainement dans le quartier, sans qu’on puisse dire la source de cette miraculeuse émergence solitaire. Comme si le fait de participer à des meetings, des marches et autres manifestations partisanes pouvait procurer de la richesse. Et tout le monde le voit dépenser sans compter. Lui aussi se garde de dire qu’il bénéficie d’une part d’un butin, fruit de subtiles spoliations.

Or, ça se propage. Ce qui est logique. Parce que le sommet n’a pas corrompu des intermédiaires sans objectif. L’idée, c’est que le premier stipendié se fabrique à son tour des obligés dans son cercle proche. Ces seconds corrompus du deuxième étage s’en vont à leur tour circonvenir un troisième étage. Troisième étage qui agit de même dans les structures au-dessous. Partie d’une seule main qui signe dans la pénombre un document brumeux, l’affaire devient poisseuse qui suinte et dégouline jusqu’aux plus humbles. C’est déjà suffisamment désastreux. Or, la source ne doit jamais tarir, parce que le mécanisme ne doit jamais cesser de fonctionner. Donc un mal qui en entraîne d’autres. D’autres maux qui deviennent à leur tour la source et la cause d’autres maux.

Vous êtes déjà écœurés ? Eh bien, ce n’est pas tout. Car il y a plus lugubre en cette matière. Je recommande au lecteur ami de s’asseoir avant de lire les lignes qui suivent. Le malheureux qui croit de son devoir de dénoncer publiquement ce jeu souterrain qui tue tout effort de la communauté nationale pour un quelconque bien-être, l’inconscient qui a l’idée saugrenue de dire que ça ne va pas et que ça ne peut pas continuer de la sorte, celui-là doit s’attendre à être combattu sans pitié. Sans pitié, sans relâche et sans retenue, c’est-à-dire par tous les moyens.

Nous nous volons nous-mêmes

Le mal est profond. Il est handicapant à plus d’un titre. Il peut annihiler toute action bénéfique. Tout le monde peut en faire l’expérience. Les techniciens de la chose annoncent une mauvaise saison des pluies qui préfigure une année difficile sur le plan alimentaire. S’il vous prend l’envie de venir en aide à votre communauté villageoise, il vous faudra des garde-fous solides contre les truqueurs. Envoyer des vivres au village ne vous met pas à l’abri des mauvaises surprises. Car il se trouvera toujours quelqu’un pour dévoyer les affaires pendant la distribution. Au final, vous avez consenti un effort financier. Et au bout du compte, votre générosité va alimenter les réserves alimentaires déjà garnies de notables suralimentés, alors qu’à côté des démunis meurent de faim. Or, votre geste s’adresse justement à ces démunis.

Plus haut, un tel comportement a inévitablement des effets néfastes sur la vie quotidienne et la vie économique du pays. Prenez le cas des marchés publics. L’État utilise ce mécanisme pour passer les commandes dont ses services ont cruellement besoin. Qui nous garantit que tout ce passera sainement ? De même pour les infrastructures de l’État, telles les routes et les pistes rurales. Chacun voit que ces grands travaux de l’État ont pour but de permettre un réel essor de pans entiers du territoire par le biais du désenclavement. Que dire quand ces grands travaux sont entravés par des gens à l’entregent puissant, ou mal exécutés du fait de l’intervention de prévaricateurs à l’appétit féroce ? Même les municipalités ne sont guère épargnées par ce fléau. Chaque jour qui se lève voit une annonce sur un deal maffieux de parcelles. Et dans ce jeu, ce sont toujours les mêmes qui gagnent. Et bien évidemment, ce sont toujours les mêmes qui se retrouvent écartés de la mangeoire.

Regarder l’ASCE/LC et le Ren-Lac s’escrimer tout seuls ne suffira manifestement pas. Le citoyen doit prendre sa part dans ce combat. Non seulement, il faut l’audace pour parler de ces turpitudes, mais il faut aller plus loin. Chacun de nous doit entrer à l’intérieur de lui-même et interroger sa conscience. Si nous voulons réellement le développement de ce pays, si véritablement nous voulons un mieux-être pour nos populations, si nos déclarations tonitruantes appelant l’essor de notre patrie sont sincères, nous devons arrêter le massacre. Car il n’y a pas d’autre mot pour désigner ce grand pillage. Grand pillage parce que, dans la réalité, nous nous volons nous-même. Stupidité suprême, nous aggravons la situation aujourd’hui, et nous brisons tout élan pour le futur. Autrement dit, on voit clairement que nous fonçons dans un ravin, et nous y allons allègrement.

Ce travail de relèvement moral est salvateur. Et il nous concerne tous. Chacun ! Et nous tous ! Ceux qui pillent et leurs complices. Ceux qui regardent faire et qui détournent le regard. Seulement, il y a des préalables. Je ne peux guère m’insurger contre la corruption des autres, si je suis moi-même disposé à recevoir une parcelle que je sais ne pas mérite. Comment puis-je valablement rédiger des articles dénonçant mes contemporains, si je passe mon temps à m’inscrire à plusieurs séminaires et ateliers dans le même temps, ateliers séminaires que je boycotte, tout en émargeant allègrement pour recevoir les perdiems qui vont avec ? Quel DAF suis-je aux yeux de mes agents si je passe la sainte journée à détourner leurs frais de mission ? Quel syndicaliste suis-je, si tous me regardent détourner des bons d’essence à tour de bras ?

Sayouba Traoré

(Écrivain-Journaliste)