Il est ressorti de nos propos antérieurs que la multitude des dieux, aux temps des civilisations polythéistes, fut un obstacle majeur à une unité et à un sens unique du devenir historique. Bien sûr, le devenir était objectif, indépendant de la volonté de tout peuple. C’est plutôt son interprétation par les hommes qui était subjective et centrée sur l’ego de chaque nation qui prétendit, lui et ses divinités, être au cœur de l’histoire. Chaque civilisation, qui domina le monde connu, n’avait d’autres choix, si elle voulait justifier sa suprématie, que de proclamer ses divinités comme étant les plus vraies, les plus puissantes, et de hisser ses valeurs au rang de référence universelle. Chacune d’elles se considéra comme l’étape suprême de la civilisation et se pensa éternelle. L’Égypte estima qu’elle était la puissance divine manifestée sous le soleil ; Babylone se consacra comme étant la marque des dieux sur terre ; la Perse s’auréola de l’oripeau du ciel. Alexandre Le Grand se présenta comme la grande main terrestre des dieux ; la Grèce crut que c’était à elle d’illuminer le monde avec sa lumière hellénique venue des cieux ; Rome se baptisa du sobriquet de cité éternelle dans l’univers. Dès lors, tous les autres peuples rencontrés passaient pour des barbares en marge ou hors de l’histoire, et, au mieux, en arrière du devenir du monde. Dans ces conditions-là, comment la vision d’un devenir historique embarquant l’humanité entière et de manière synchronique vers une même fin, a pu donc se mettre en place ?
Au-delà de notre lecture épique des faits, la réalité historique laisse voir un grand théâtre d’ambitions individuelles ou collectives sans mesure, se soldant, régulièrement, par des destins tragiques, conséquences de la férocité des luttes intra-nationales ou internationales. Les grandes puissances politiques de chaque époque considérèrent qu’elles étaient invincibles et, bien souvent, elles n’envisageaient leur déclin, que, soit comme des signes de la fin du monde, soit comme le terme d’un cycle de la vie. Pourtant le monde a toujours continué après chacune d’elles, faisant renaître de ses cendres, quelque chose que le philosophe Hegel appellera, au XIXe siècle, l’Esprit du monde. L’idée de cet Esprit du monde, de cet Esprit-monde, est cependant bien antérieure au philosophe allemand, car il n’est que le résultat des tribulations subies par la croyance antique en un Dieu unique qui gouverne le monde de façon cohérente vers une fin par lui voulue.
L’allure apocalyptique des événements historiques, sur plusieurs millénaires de l’antiquité, ont contribué à mettre à rude épreuve les dieux qui servaient de références aux peuples polythéistes. Des guerres ont été perdues, des ambitions se sont écroulées, des gloires se sont décrépies, des mythes ont été dévoyés par la réalité, tout cela, malgré la puissance supposée des dieux. Alors, dans l’antiquité même, de gnose en gnose, de sectes ésotériques d’illuminées en sectes ésotériques d’illuminées, une nouvelle cosmogonie s’est mise en place, fondant, à sa suite, une nouvelle vision du devenir du monde. Cette nouvelle vision du cosmos-univers, dont il faut fouiller les origines chez les Perses ou les Egyptiens, se manifesta, de manière exotérique, dans la conscience nationale d’un peuple nomade en proie à toutes sortes de tribulations dans l’histoire : c’est le peuple hébreu d’Abraham et de Moïse.
La cosmogonie hébraïque proclame : Dieu est « un », Dieu est l’Un, le suprême, le tout puissant, omnipotent donc ; il est aussi omniscient, omniprésent, créateur de tout l’univers où l’homme est l’unique esprit fait à son image. Mieux, tous les hommes viennent d’un même premier homme œuvre de Dieu. L’humanité n’est rien d’autre que la postérité d’Adam dispersée en nations par Dieu lui-même et à la suite de la destruction de la tour humaine de Babel. L’histoire de cette humanité commence par la genèse et l’Éden originel dans lequel Dieu plaça l’homme. Le péché humain intervint ensuite, précipitant l’homme dans la suite des temps où il connaît la souffrance, la douleur de l’enfantement et la mort. Fort heureusement, une espérance des fins dernières, une eschatologie, est greffée à cette cosmogonie révolutionnaire. Elle prend tantôt la figure du rachat de l’homme à la fin des temps, tantôt elle s’incarne d’ans l’espoir d’une terre promise. À l’arrivée, suite à la succession des prophètes, elle se fixe définitivement dans la promesse divine d’un messie-sauveur qui viendra montrer la voie du salut, de la rédemption. Ce messie surgira d’ailleurs, en la personne de Jésus de Nazareth, pour constituer, quoi que rejeté par son berceau national, une sorte de centre de cette vision linéaire du devenir historique.
Au bilan transitoire, on peut retenir que le monothéisme est intervenu dans l’histoire avec une cosmogonie qui sort l’homme des visions cycliques du devenir et du chaos d’un monde diligenté, dans tous les sens, par de multiples dieux, pour le placer dans une conception linéaire du temps qui part d’un Alpha-commencement, à un Oméga-fin. Dans cette histoire, qui constitue une suite progressive des temps, Dieu, l’unique, est au commande pour une fin unique : le salut de l’homme. Cette version hébraïque du devenir a, nécessairement, une connotation nationaliste, dans la mesure où le peuple de Moïse se considère comme le peuple élu de Dieu, au cœur d’une histoire universelle. Mais, Jésus de Nazareth, viendra justement mettre au grand jour une nouvelle dimension du message des patriarches juifs, en posant que désormais, il n’y a plus, dans l’histoire, de grecs, de juifs, de romains, et que tous les hommes sont frères ayant vocation au même salut. Jésus institua ainsi la base de toutes les tentatives ultérieures de lecture, mystico religieuses ou rationalistes et matérialistes, d’une histoire à jamais conçue comme universelle et ayant un sens qui, d’une manière ou de l’autre, nous est accessible. Comment s’articuleront alors ces nouvelles théosophies post christiques du devenir historique ? L’étape prochaine de notre réflexion partira de cette question, pour ensuite envisager, de notre point de vue, les perspectives d’un « être-ensemble dans l’histoire », débarrassé des visions archaïques venues de la nuit des temps, des fanatismes démodés et inacceptables sous l’angle de l’éthique contemporaine.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de philosophie
Kaceto.net