L’enfant qui pousse son premier cri dans une famille apporte de la nouveauté. Il ne vient pas au monde pour perpétuer des traditions sacrées, intangibles, immuables. Propulsé au monde dans toute sa singularité, il existe pour contribuer à une recomposition globale de la société et du monde. Pour l’auteur de cet article, les enfants n’appartiennent pas à leurs parents. Ils sont des êtres libres en devenir, confiés par la nature aux bons soins des générations précédentes. Oublier cette réalité, c’est courir le risque de commettre des erreurs lourdes de conséquences en éducation

S’il est indispensable dans un premier temps que l’enfant qui voit le jour dans une société soit instruit sur les habitudes de sa famille et de sa société d’accueil, il n’en demeure pas moins que, dans un second temps, ceux qui l’ont accueilli et accompagné durant ses années d’apprentissage doivent peu à peu le laisser exercer sa liberté en toute responsabilité. C’est précisément sur ce dernier point que se concentrent certaines erreurs éducatives qui conduisent nombre d’enfants à devenir des monstres.
En effet, de nombreux parents considèrent leurs enfants comme leur propriété, presque comme des biens meubles. A leur décharge, ils sont trompés par des scories du langage, autrement dit par des tournures langagières fossiles, qui tendent à les ériger en propriétaires de ceux qui ont vu le jour par eux ou qui sont confiés à leurs bons soins par la loi.
Il en est ainsi des déterminants qu’on appelait autrefois les « adjectifs possessifs ». En clair les fameux « mon, ton, son, notre, votre, leur » et leurs équivalents féminins et pluriels. Leur dénomination grammaticale donne à penser qu’ils établissent toujours une relation de possession entre des éléments de la nature. De sorte que le parent qui dit « mon enfant » croit inconsciemment posséder un enfant comme il possède un bras ou une chèvre.
Mais à y regarder de près, on s’aperçoit que le type de relation qu’on entretient avec tout ce qui est censé nous appartenir varie selon la situation. Dire « mon bras » revient à dire « le bras qui fait partie de mon corps ». Dire « ma chèvre » revient à dire « la chèvre qui fait partie de mon patrimoine ». Dire « mon école » revient à dire « l’école dans laquelle je travaille » (si on est professionnel de l’éducation) ou « l’école dans laquelle je suis inscrit pour suivre des cours » (si on est élève).
La dénomination des choses peut donc influer sur notre façon de penser et de voir le monde. Les déterminants possessifs nous trompent. Nous ne possédons pas nos enfants au même titre que nous possédons notre bras ou notre chèvre. La nature nous les confie pour les accompagner vers la liberté de choisir leur vie. Et si la relation que nous entretenons avec eux est appelée à durer toute la vie, il n’en demeure pas moins que nous devons accepter de leur laisser peu à peu le gouvernail. En revanche, nous pouvons vendre notre chèvre ou nous en faire un festin pour Noël !
Les échecs en éducation tirent souvent leur origine du refus inconscient des éducateurs d’éveiller peu à peu chez l’enfant le goût de la liberté et de la responsabilité. Lorsque le parent ou l’enseignant ignore que les enfants qui lui sont confiés sont des êtres libres en devenir, il s’adonne sans savoir à un autoritarisme aussi inutile qu’improductif. Car il les considère alors comme sa propriété ou comme ses sujets.
Par contre, l’autorité est indispensable en éducation. Platon écrivait à ce sujet dans La République : « Lorsque les parents s’habituent à laisser faire leurs enfants ; lorsque les enfants ne tiennent plus compte de leurs paroles ; lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves ; lorsque finalement les jeunes méprisent les lois, parce qu’ils ne reconnaissent plus, au-dessus d’eux, l’autorité de rien ni de personne, alors, c’est en toute justesse, le début de la tyrannie. Oui ! La jeunesse n’a que du mépris pour ceux de ses maîtres qui s’abaissent à la suivre au lieu de la guider. »
Mais, contrairement à l’autoritarisme, l’autorité est plus exigeante vis-à-vis de l’éducateur comme de l’éduqué parce qu’elle passe par l’intermédiation de la raison. Il s’agit, pour l’éducateur, de conduire l’éduqué par des arguments rationnels à admettre que, dans son propre intérêt et dans celui de la société, il doit agir comme l’éducateur lui a enseigné. L’existence de conflits n’est pas niée. Il s’agit plutôt de dépasser les situations conflictuelles inéluctables pour convaincre l’autre par la raison.
C’est tout le sens du propos suivant d’Emile Durkheim dans Education et sociologie : "La liberté est fille de l’autorité bien entendue. Car être libre, ce n’est pas faire ce qui plaît ; c’est être maître de soi, c’est agir par raison et faire son devoir. Or c’est justement à doter l’enfant de cette maîtrise de soi que l’autorité du maître doit être employée. L’autorité du maître n’est qu’un aspect de l’autorité du devoir et de la raison."

Denis Dambré ; Proviseur de collège (France)