Dans l’univers de la pensée d’Occident, notre question ainsi posée manque totalement d’actualité. En effet, des siècles d’histoire et de débats ont abouti à la séparation, plus ou moins radicale, entre le religieux et le politique, entre le profane et le sacré. Il est vrai que, depuis l’aurore des civilisations humaines, jusqu’à ce tournant décisif du Siècle des Lumières où l’on voit Napoléon Bonaparte s’auto-consacrer empereur, la vie des États nous apparaît dans une fusion totale entre le spirituel et le politique. L’humanité est bien passée par ces théocraties antiques qui firent gouverner les dieux sur terre, par le truchement de représentants humains élus par eux ; elle a bien vécu sous ces monarchies post-moyenâgeuses de droit divin. Mais le monde, au tournant des révolutions socio-politiques de l’époque contemporaine, a aussi fait le choix décisif et le saut historique pour l’État de forme laïque. Cette mutation ne s’est pas opérée sans heurts et sans concessions ! En France, on se souvient des douloureuses naissances des idées révolutionnaires, du souverain populaire et de l’État républicain ; on y voit les révolutionnaires de 1789 faire des concessions au religieux, en proclamant leurs premières volontés sous les auspices de l’Être suprême des déistes. Ailleurs, en Europe, où les monarchies de droit divin ont pu échapper aux couperets des peuples, la référence au religieux est demeurée, mais elle n’est devenue que de pure forme, sans autre portée que l’allégeance symbolique, à Dieu, de couronnes qui ne sont plus que de prestigieux fantômes d’un glorieux passé chevaleresque.
C’est alors, en bien et en mal, que l’Occident chrétien a déversé, dans le reste du monde et par le biais du mouvement colonial, sa conception laïque de l’État. Cette implantation ex nihilo de l’Etat laïc sur des terrains où, ni l’histoire, ni la sociologie, n’étaient favorables à la séparation du religieux et du politique, est aujourd’hui et dans une partie du monde non chrétien, source de bien de contestations. Mais le rejet de la forme laïque du pouvoir d’État est-il vraiment d’actualité ? Doit-on encore songer à fonder la gouvernance des nations sur des valeurs religieuses ?
Les aspirations à l’État religieux peuvent trouver racine dans une certaine critique du pouvoir laïc. Qui dit en effet État laïc, dit aussi société de liberté, où chacun peut penser ce qu’il veut et croire en ce que son cœur désire. La laïcité en Occident est venue ainsi mettre un terme au contrôle rigoureux des consciences, à la chasse aux hérétiques et à l’inquisition conjointement orchestrée par l’autorité politique et le clergé. Tant que l’Église avait, au nom de la suprématie du céleste sur le terrestre, cette sorte d’omnipotence sur l’ensemble de la sphère sociale, il était impossible d’imaginer une quelconque autonomie du pouvoir politique, encore moins une libération de l’opinion des citoyens à l’égard des dogmes religieux. Mais cette omnipotence, par son effondrement au siècle de Voltaire, a précipité la vie socio-politique toute entière dans une arène où tout, y compris la foi religieuse, est devenu une affaire de choix. En fait, C’est le philosophe allemand Nietzsche qui a bien su caractériser cet aboutissement du processus de laïcisation des sociétés occidentales ; « Dieu est mort », fait-il dire par Zarathoustra son sage. Ce « Dieu est mort » signifie justement que la conscience de l’homme s’est débarrassée de lui, pour n’avoir que l’unique volonté humaine comme repère sur la terre.

Cet accès à la liberté de conscience, qui accouchera d’ailleurs du déisme et de l’athéisme contre les références religieuses, a eu pour conséquence l’apparition de sociétés marquées par une absence totale de normes imposées sur le savoir-être au monde. C’est la vie toute entière, des actes de l’État aux comportements individuels, que la laïcisation a pu arracher au contrôle systématique de l’autorité religieuse. Par la proclamation de la laïcité, les peuples ont pris les commandes de l’histoire ; ils se sont consacrés souverains suprêmes de la terre, se substituant aux dieux, aux mannes du passé, aux fétiches ancestraux ou aux livres sacrés. Ils ont, du même coup, désacralisé le pouvoir, la chose publique, le magistrat et la loi. Comme remarqué plus haut, il y a eu aussi des concessions faites aux forces du passé : dans bien de pays en Occident, tel aux USA, les serments d’État se prêtent encore sur la Bible. Mais, à la suite de cette tradition franco-bonapartiste de la laïcité, nombreux sont les pays du monde où l’on voit le chef de L’État entrer en fonction par un simple juron prononcé devant des représentants du peuple, ou devant un collège de magistrats sans autre sacrement que le serment laïc de leur corporation.
Au bilan, on peut retenir qu’une lecture du processus de laïcisation des pouvoirs politiques en Occident, peut aboutir à cette sorte d’indignation que l’on entend, de nos jours, de la part des pourfendeurs de l’État désacralisé. La laïcité donne en effet l’impression d’être la voie ouverte à l’incohésion sociale, à la dépravation des mœurs et à la profanation des textes sacrés. Pourtant, c’est cette vision de la chose politique que les puissances coloniales ont exportée vers ces contrées du monde où les peuples vivaient encore sous des théocraties, des monarchies de droit divin, des cités de droit ancestral sacré. Tout naturellement, les hommes qui combattirent et obtinrent la souveraineté des colonies ne cherchèrent pas à remettre en cause cette forme coloniale de l’Etat ; ils étaient majoritairement des patriotes progressistes de gauche, des militaires d’inspiration gaulliste ; ou, tout simplement, ils étaient, comme au Maroc ou en Iran du Shah, des aristocrates en quête de modernité pour leur pays. Mais, un demi-siècle d’indépendance et d’efforts d’édification d’institutions politiques modernes ont mis à rude épreuve le concept de laïcité. Les idées de gauche ont sombré en même temps que le mur de Berlin et les forteresses du Kremlin. C’est alors qu’on a vu surgir, dans l’histoire, à la suite de la révolution des Ayatollah en Iran, du durcissement du Wahhabisme en Arabie Saoudite, de l’affaissement des partis baasistes en Irak et en Syrie, cette nostalgie des temps de Khalifat islamiques. Mais le projet d’État islamique des idéologues de Daesh est loin de faire l’unanimité, même dans le monde musulman. Ces réticences ne manquent pas de justifications. En effet, le visage du monde contemporain est peu propice à la cité aux fondations religieuses, et l’étape prochaine de réflexion s’évertuera à l’établir.

Zassi Goro ; professeur de Lettres et de philosophie
Kaceto.net