Notre publication précédente a fait ressortir l’importante de la foi religieuse dans notre civilisation d’homme. Quoi que nos croyances, et nos pratiques qui en découlent nous opposent très souvent, il faut bien admettre que le phénomène religieux est consubstantiel à notre être au monde. L’humain est un animal religieux qui n’a pu s’accomplir dans l’histoire qu’avec le regard tourné vers le transcendant et la conscience ouverte à la dimension métaphysique du monde.

Contrairement à ce qui est souvent véhiculé, notre civilisation ne s’est pas bâtie contre la croyance religieuse, mais avec elle. Le marxisme a osé rêver de sociétés sans aucune références religieuses, d’homme aux repères exclusivement matérialistes et rationalistes ; mais les laboratoires d’édification de ce mode de vie socialiste, athée et post-religieux, se sont effondrés, après moins d’un siècle de douloureuse expérimentation, nous rappelant ainsi que notre présence en ce monde ne peut se réduire à la seule quête du mieux-être matériel. Les rêves socio-politiques n’épuisent pas les aspirations humaines et la grande part des horizons proposés ou simplement promis, sont loin de pouvoir guérir le malaise de notre conscience en proie à la finitude.
Malgré les gigantesques progrès que nous avons accomplis dans le domaine de la matière, tout reste encore voué à la finitude et tout est toujours vanité. Nous n’avons réalisé ni l’omniprésence dans l’espace, ni l’éternité qui abolit la temporalité, ni l’omniscience qui nous ferait tout connaitre, ni l’omnipotence qui nous donnerait des pouvoirs identiques à ceux des dieux. Au contraire, plus nous avançons, plus nous accroissons notre savoir et notre savoir-faire, plus nous découvrons nos limites, et plus nous ressentons le besoin de croyance en cet au-delà du monde, sans lequel ce monde apparaît absurde et notre existence d’être conscient radicalement injustifiable. Il n’y a pas de raison que cet univers, constitué de choses microscopiques et macroscopiques, de réalités magiques comme la vie et l’esprit, soit là, par une sorte de pur hasard qui a fait sortir l’être du néant ! Rien, dans une logique purement matérialiste, ne vient de rien ; tout est la suite de quelque chose et la cause d’une autre. Dans ces conditions, la question leibnizienne est inéluctable et elle donne nécessairement de la légitimité à la foi en des forces métaphysiques et en une cause spirituelle de l’univers, parce que la matière ne peut avoir son explication ultime en elle-même. « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt rien » ? La réponse à cette interrogation du philosophe et physicien allemand implique fatalement une quête de vérité d’une autre nature que celle scientifique. C’est bien cette « vérité sans raison » qui fait que tout tient finalement debout, que tout a un sens, que notre présence dans l’univers se justifie, en même temps que l’univers lui-même. Nous voulons alors montrer ici que la croyance religieuse, qui est chargée de cette vérité sans raison, s’avère ainsi indispensable aussi bien à notre condition humaine qu’à notre être ensemble en société.
Loin d’être un fardeau, comme a prétendu Nietzsche le philosophe du marteau, une illusion qui endort notre conscience et nous détourne du réel, comme l’affirment les marxistes, ou une sublimation de notre besoin permanent d’autorité paternelle, comme le pensa Sigmund Freud, la croyance religieuse est quelque chose qui donne de la perspective à notre éphémère présence dans l’espace-temps. Elle est, si l’on peut dire ainsi, l’antidote de la finitude de l’existant. Croire en une autre dimension du monde, c’est refuser d’être confiné dans l’espace-temps, c’est refuser d’être fini, c’est refuser de finir, c’est refuser d’être un existant pour la mort pour s’affirmer comme un être pour la vie éternelle. Croire, sous l’angle religieux, c’est exprimer un besoin culturel d’absolu et c’est exprimer un désir existentiel d’éternité. C’est en effet bien de dire que l’homme est un être culturel ! Mais, la culture, même si c’est par elle que l’homo sapiens s’est humanisé, ne donne aucun sens méta-historique à la vie, dès lors qu’elle est débarrassée de toute dimension religieuse. Les valeurs culturelles sont périssables comme notre être biologique. Elles sont sujettes à la roue du temps ; elles naissent, se développent et meurent. Elles ne sont pas éternelles et n’abolissent donc pas l’absurdité des termes de l’existence. Tout ce que l’homme crée, est créé dans le temps et le temps dévore toute œuvre humaine. Tous les compartiments de notre belle civilisation sont voués aux calendes grecques de l’histoire et aux oubliettes de notre mémoire. Avec le temps tout s’en va ; nos réalisations, titanesques, nos institutions les plus belles et les plus apparemment pérennes, nos valeurs matérielles et morales, tout cela a vocation à ne plus être. Le néant guette toute chose, et comme nous-même, tout est poussière et tout redeviendra poussière. Comment ne pas donner raison à l’Ecclésiaste qui dit : « vanité des vanités, tout est vanité » ; sur cette terre des hommes, rien n’est absolu ; tout est relatif dans l’espace et fugace dans le temps. Les trésors amassés, les pouvoirs cumulés, les gloires, les honneurs, tout cela n’est que vent de ce monde qui s’en va avec le temps qui passe.

On comprend alors ce besoin humain de croire en quelque chose qui soit au-delà du temps et de tout lieu fini. Toutes les civilisations de l’homme ont, en conséquence, pris soins d’orienter la conscience humaine vers une sphère non phénoménale du réel, vers une dimension sacrée de l’être, vers du divin et du surhumain. Cette référence au « métaphysique » et au sacré s’impose d’abord comme repère indispensable de la vérité.
En effet, si toute vérité humaine est relative, il surgit alors ce désir ardent d’accéder à une vérité qui ne puisse souffrir d’aucune limitation et qui puisse servir de référentiel pour l’entendement humain. Cette vérité, c’est celle des mondes spirituels, celle des ancêtres, celle du ciel, celle de Dieu.
Par ailleurs, dans la désolation face à la finitude de la vie, luttant vainement contre la dissolution chronique de toute valeur de ce monde, la conscience de l’homme est irrémédiablement poussée à croire à un lieu où les êtres et les choses échappent à la temporalité. En effet, si tout est mortel ici-bas, si tout est vanité, il faut bien croire en cette autre cité-monde où tout est éternel, tout échappe au temps et à la finitude. Dans ce monde, rien ne devient, rien ne se corrompt, rien ne meurt. Tout y est le même pour toujours, en opposition à la cité humaine et au monde sensible où le changement perpétuel fait que tout va, que tout coule pour finir par se perdre.
Ontologiquement malade de notre finitude, notre seule chance est cette possibilité de croire en ce monde de nature spirituel et d’espérer que l’Esprit nous appelle et nous attend au-delà des termes de notre existence en ce monde. A partir de là, l’univers, qui nous englobe, s’éclaire, et notre conscience de mortel s’allume. Tout, en nous devient espérance ; tout ce dont notre existence terrestre est privée se trouve conquis dans cette promesse de salut et de survie au-delà de la vie dans la matière. Nous osons alors espérer, non seulement l’éternité, mais aussi l’omniscience, l’omnipotence et l’omniprésence des êtres spirituels et divins.
En bilan transitoire, on peut déjà retenir que la croyance religieuse est l’un des besoins les plus vitaux de notre existence humaine. Jetés en cet espace infini, nous sommes munis juste d’un peu de lumière pour contempler ou connaitre partiellement l’univers en devenir permanent ; nous ignorons tout de la vocation de l’ensemble qui nous englobe et du destin ultime de cette vie que nous portons chacun. Nous ne voulons surtout pas que tout, en nous, soit poussière, que la mort biologique soit le terme absolu de notre présence en tant qu’entité ontologique. Nous avons donc besoin de cette foi en un au-delà du monde, et de ces promesses de survie, de renaissance ou d’immortalité. Comme le pensent les marxistes, dans un sens contraire à nous, les êtres conscients que nous sommes, dans ce monde de vallées de larmes et de misères, avons inexorablement besoin de croire en un autre monde, où nous serons purgés de toutes nos douleurs et de tous nos malheurs, où nous serons sujets à moins de leurres, et aurons accès à plus de bonheur. Sous cet angle, la religion n’est pas l’opium de notre conscience ; elle en est plutôt le remède ; mieux, comme l’établira notre publication prochaine, la croyance religieuse et les savoir-être qui en découlent sont de magnifiques facteurs de cohésion sociale et d’humanisation de l’animal féroce qu’est l’homme.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de philosophie
Kaceto.net