Selon l’analyste Gilles Olakounlé Yabi, il est illusoire de penser rétablir la sécurité dans des pays dévastés par la violence en réhabilitant les acteurs à l’origine des conflits.

Le rapport du groupe d’experts de l’ONU sur la situation sécuritaire au Mali et les violations de l’accord de paix d’Alger, rendu public jeudi 30 août, fait grand bruit. Les personnes et les groupes armés mis en cause ont commencé à protester de leur innocence. Le gouvernement et les forces armées maliennes, également pointés du doigt, réagiront aussi pour dénoncer les passages qui les desservent.

Le principal message du rapport est que plusieurs acteurs du processus de paix sont impliqués dans des attaques terroristes et/ou d’autres crimes allant du trafic de drogue à celui des armes et des êtres humains. Bref, les experts nous apprennent que beaucoup, parmi les acteurs de la paix qui étaient auparavant les acteurs de la guerre, ne sont pas des gentils. Ce sont même peut-être de vrais méchants capables de soutenir des attaques terroristes.

Ce rapport est le résultat d’un travail de recherche sérieux et difficile dans le contexte particulier du Mali. Comme il l’est en République démocratique du Congo (RDC), où le meurtre atroce de deux experts de l’ONU reste dans toutes les têtes. Le principal apport de ces travaux est de documenter au moins une partie des violations des accords de paix et des crimes divers commis dans le cadre des conflits et de permettre parfois des avancées politiques à la suite de la menace ou de l’application effective de sanctions ciblées.

Dans de rares cas, ces travaux contribuent à la mise en accusation, par la justice locale ou internationale, de quelques-uns des principaux responsables de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou d’autres crimes graves. Mais entre la mise en lumière de faits et de responsabilités personnelles et une contribution effective à la paix ou à l’amélioration durable de la sécurité, il y a le petit jeu diplomatique entre grandes et moyennes puissances au sein du Conseil de sécurité, nourri par des calculs qui n’ont parfois qu’un rapport ténu avec la volonté de créer les conditions d’une paix durable.

Est-ce une grande trouvaille que d’établir que nombre de leaders des groupes armés maliens ont commis à un moment ou un autre des crimes contre les civils, crimes qu’on pourrait qualifier cyniquement de « non nécessaires » ? A-t-on oublié les différents épisodes du conflit malien depuis janvier 2012 et les responsabilités, dans les violations des droits élémentaires des populations, des indépendantistes touareg puis des groupes armés « djihadistes » ?

Les changements de nom des groupes, les fluctuations d’alliances et les déclarations de bonnes intentions ont-ils déjà, quelque part dans le monde, transformé des cyniques mus par leurs intérêts personnels et claniques en gentils agents de la paix ? La réalité au Mali, comme dans toutes les crises africaines des deux dernières décennies, est qu’on se nourrit de l’illusion qu’on peut rétablir la sécurité dans des zones dévastées par la violence en cooptant systématiquement, au sein des processus de paix, les principaux orchestrateurs des conflits.
Au nom de la recherche de la paix et de la réconciliation, on a trop souvent favorisé la montée en puissance politique (et financière) des acteurs les moins scrupuleux. En organisant précipitamment des élections, on a systématiquement renforcé les entrepreneurs politiques les plus véreux. On marginalise les acteurs non armés et dépourvus des ressources financières nécessaires pour mener une activité politique significative.

Au Mali, est-on bien sûr que le poids politique des grands trafiquants ne s’est pas accru depuis l’accord de paix ? Depuis que les seuls vrais méchants déclarés et poursuivis par la « communauté internationale » ne sont que les « terroristes djihadistes », les acteurs qui tuent en douceur leur pays et l’avenir des jeunes, par une immense variété de trafics criminels, sont plutôt tranquilles. A-t-on réellement pensé à une stratégie qui viserait à affaiblir subtilement mais efficacement les acteurs de l’économie de guerre plutôt que de les inviter à profiter simultanément du banquet de la paix et de ses généreux programmes ?

Les jeunes et les enfants qui voient à quel point la crise et la sortie de crise ont permis aux plus opportunistes, sans qualification professionnelle connue, de s’enrichir, dans le nord comme à Bamako, sont en train d’apprendre comment on devient riche en peu de temps dans un pays censé être en grande difficulté.

En Côte d’Ivoire aussi, les groupes d’experts mandatés par le Conseil de sécurité des Nations unies ont produit des rapports réguliers pendant des années. Dans mes fonctions antérieures, ces rapports faisaient partie de mes lectures obligatoires pour alimenter mes analyses pour l’ONG qui m’employait. En Côte d’Ivoire aussi, ces rapports ont ponctuellement eu des effets politiques positifs et contribué à justifier des décisions fortes, y compris des sanctions individuelles.

En Côte d’Ivoire, le pouvoir sorti de la longue crise armée (2002-2011) a opté pour un traitement illisible, partiel et partial des questions de justice pour les victimes des centaines de meurtres et d’autres crimes pendant la crise postélectorale et les nombreux épisodes de violence qui la précédèrent. Le choix politique qui a été fait début août par le président Alassane Ouattara est celui de l’impunité pour tous au nom de l’impératif de la réconciliation. Et surtout du besoin pour le pouvoir de faire un grand coup politique dans un moment de fragilité.
L’ex-première dame Simone Gbagbo n’a pas été la seule bénéficiaire de la mesure d’amnistie. Ce sont 800 personnes qui ont été amnistiées. Une partie d’entre elles n’avaient sans doute rien à faire en prison, mais bien d’autres avaient de bonnes raisons d’y être. Et de nombreuses autres, surtout liées à l’ancienne rébellion qui s’est alliée au moment de la guerre postélectorale au pouvoir désormais en place, auraient mérité de faire au moins l’expérience d’une procédure judiciaire crédible. L’amnistie pour tous, ou presque, permet de mettre fin d’un coup aux accusations de justice instrumentalisée portées aux gouvernants ivoiriens.

On n’a pas entendu au cours des dernières années beaucoup de décideurs de la « communauté internationale » affirmer qu’une paix durable ne se construira pas sur la base de l’impunité et de l’absence totale de leçons tirées d’une crise politico-armée qui a duré près de vingt ans. Le redécollage économique post-crise, visible à Abidjan, a suffi à susciter l’enthousiasme et la confiance dans la paix retrouvée.

On pense apparemment consolider la paix en réhabilitant les principaux acteurs à l’origine du conflit sauf, bien sûr, les quelques malchanceux qui n’y ont pas survécu. Les tractations politiciennes entre anciens alliés, adversaires, voire ennemis, font l’actualité à Abidjan. Cela devrait continuer jusqu’en 2020, année où la bataille pour le pouvoir pourrait de nouveau déboucher sur le recours à la violence. Qui pourra alors se dire surpris que les mêmes causes produisent les mêmes effets ?

Je me suis retiré à deux reprises des processus de recrutement des groupes d’experts des Nations unies, pour la Côte d’Ivoire il y a quelques années et pour le Mali plus récemment. Non pas par manque d’intérêt ou parce que je n’aurais pas eu envie de gagner quelques milliers de dollars pour services rendus aux Nations unies ; mais parce que je pense que quelques-uns, parmi les Africains qui ont eu la chance d’en apprendre un peu plus que d’autres aussi bien sur les rouages des décisions des acteurs dominants de la communauté internationale que sur les combines des acteurs locaux indifférents au sort de la majorité de leurs concitoyens, devaient conserver, à tout prix, la distance qui leur permet de continuer de s’exprimer librement.

Nous ne pouvons pas nous contenter d’être des analystes détachés, observant et commentant la lente désagrégation de nos pays pour des organisations internationales. Ce qui est en jeu, c’est l’avenir de nos enfants. Celui de notre partie du monde, déjà trop tourmentée.

C’est toute l’Afrique de l’Ouest qui paierait le prix d’un approfondissement de la crise malienne, de ses débordements dans tout le Sahel et d’un éventuel retour de la violence politique en Côte d’Ivoire. Nous avons l’obligation morale d’exprimer nos doutes sur le choix tacite de l’impunité comme chemin privilégié de sortie de nos conflits. Je ne prétends pas qu’il soit facile d’exclure ou même de marginaliser les acteurs les plus cyniques des conflits des processus de paix. Mais ce n’est pas parce que c’est la voie la plus difficile qu’il faut se satisfaire de l’option de l’irresponsabilité individuelle qui a déjà fait tant de mal au continent africain.

Gilles Olakounlé Yabi est économiste et analyste politique, président du comité directeur du think tank Wathi et ancien directeur Afrique de l’Ouest d’International Crisis Group.