Du fait de contraintes diverses, nous n’avons pu respecter le rendez-vous donné au lecteur pour la suite de notre publication relative aux limites objectives de la démocratie en Afrique, parue courant septembre dernier. Tout naturellement, nous présentons ici toutes nos excuses aux lecteurs de Kaceto.net qui suivent nos modestes analyses. Ceci étant, il n’est pas superflu de rappeler, avant toute chose, l’essentiel de cette réflexion précédente.

Il y est en particulier ressorti que la démocratie est le fruit d’un long processus historique qui a consisté à mettre en place les paradigmes de base qui en constituent la figure contemporaine. Ces acquis du devenir historique sont notamment : la souveraineté du peuple, la liberté et l’égalité, le suffrage universel, la diversité des opinions et l’alternance démocratique. Toutes ces choses qui, à notre époque et sous certains cieux, relèvent maintenant de la banalité, sont pourtant, avons dit, chargées de la sueur et du sang des peuples du monde, y compris ceux du continent africain.
Il est cependant ressorti que même si la démocratie, en tant que mode de gouvernance politique, s’est imposée -ou a été imposée par l’Occident- comme norme exclusive de l’être-ensemble, elle a encore du chemin à faire dans certaines contrées du monde, parmi lesquelles l’Afrique figure en bonne place. Si la démocratie en Afrique- et non la démocratie à l’africaine, comme le clament certains-, est en effet sur la voie, elle souffre encore d’insuffisances, plus ou moins graves, sur lesquelles le démocrate africain ne doit point fermer les yeux, s’il aspire vraiment à la perfection de l’œuvre. Où se situent alors ces insuffisances des pratiques démocratiques en Afrique ?
Nous disons « pratiques démocratiques en Afrique » et non « démocratie africaine », car nous pensons que la démocratie est une, indivisible et universelle. La démocratie se contextualise, mais elle ne se dénature pas au gré des cultures locales ; son essence reste la même partout. Du point de vue des principes, il n’existe pas de démocratie africaine, pas plus qu’il n’existe de démocratie européenne ou américaine ; cela, Alexis de Tocqville l’a bien compris, lorsqu’il opta pour l’expression « de la démocratie en Amérique » plutôt que pour celle « de la démocratie américaine ».
Nous nous détournons donc de l’opinion qui tend à dire qu’il ne faut juger la pratique démocratique en Afrique que par rapport aux réalités socio-culturelles du continent et non par rapport à ce qui se fait ailleurs, en Europe ou en Amérique. De la même manière, nous pensons qu’il ne faut point regarder les pratiques démocratiques d’Afrique avec le prisme des expériences d’Occident qui sont loin d’être des modèles parfaits . Seuls les principes théoriques fondamentaux doivent servir de références, si nous voulons un avis objectif sur l’état de la démocratie en Afrique.
En partant de ces principes, il est aisé de remarquer les deux premières difficultés que le démocrate africain rencontre sur son chemin. En effet, qui dit « démocratie » suppose un « cratos », un pouvoir historiquement enraciné, et un « démos » un peuple homogène et conscient de lui-même, reposant, soit sur des règles juridiques consensuelles, soit sur une identité socio-culturelle partagée. Les pratiques démocratiques en Afrique ont justement pris leur envol sans un aucun de ces présupposés.
Il faut reconnaître d’abord que le pouvoir africain, à ses origines, fut « un cratos » sans enracinement historique ; il ne fut, en termes Mandé, que le « Toubaboufagan abandonné dans les gouvernorats coloniaux, comme une sorte de legs ou de trophée de guerre, aux intellectuels africains qui avaient servi ou combattu le maître. En effet, lorsque les puissances coloniales sont poussées à concéder l’indépendance aux territoires exploités, elles laissent sur place et aux mains de cette élite qu’elle a pris soins d’aliéner à son mode de pensée, cette forme de pouvoir alors instituée pour les besoins de l’assimilation politique des peuples africains. Les gouvernorats coloniaux sont ainsi devenus des Etats dits souverains sans cependant un lien historique avec les sociétés qu’ils englobaient. Aux yeux des peuples, le nègre a juste remplacé le blanc aux reines d’un pouvoir qui n’est pas le leur. La véritable indépendance aurait consisté à rendre à chaque Etat précolonial, ses peuples et son territoire. L’Empire du Mogho, le Kénédougou, le Gouiriko, le Mandé, le Wassoulou, le Noumandou, le royaume Baoulé, le Kanem-Bornou, le Macina, le Lat-Dior, etc…, tous auraient ainsi recouvré leur souveraineté sous des pouvoirs légitimes aux yeux de leur peuple. Au lieu de cela, le colonisateur a préféré la dissolution des souverainetés authentiquement africaines. Il a donc concédé la légalité à ces Etats instruments de la balkanisation de l’Afrique. C’est après de nombreuses années de coercition que les peuples africains, avec de multiples poches de résistance comme en Casamance, en Azaouad, en Azaouak, et dans toutes les zones fortement basées sur les traditions africaines ou musulmanes, se sont résignés à vivre sous ces Etats dénués de toute légitimité historique. Dans ces conditions, le processus d’appropriation du pouvoir par les peuples apparaît, à leurs yeux, comme une capitulation et un vœu de collaboration avec l’ancienne puissance coloniale. Mais l’histoire a imposé ce douloureux choix pragmatique ! Pour beaucoup de peuples, à défaut de pouvoir s’opposer à la forme d’Etat du blanc, il était encore mieux d’y participer, en y soutenant un fils élu ou nommé à de hautes fonctions !
En fait, le processus démocratique africain, depuis le départ, ressemble fort bien à un mécanisme de partage du gâteau entre les entités ethno-nationales de cette Afrique d’hier, avec toutes les tensions, les aspirations au leadership politique que cela implique.

Cette lacune congénitale de l’Etat républicain en Afrique aurait pu être comblée par de véritables constitutions des peuples. Hélas, ce ne fut pas le cas ! On peut même dire, qu’au sens rigoureux du mot peuple, les peuples africains, à l’intérieur des frontières laissées par le colonisateur, n’ont jamais existé que sur papier. Pour qu’ils existassent réellement comme des entités constituées de citoyens égaux en droit et tous impliqués dans la formation du contrat social, il aurait fallu organiser, pays par pays, ce référendum constitutif du souverain peuple. A l’occasion, chaque ivoirien de 1960 allait, par exemple, avaliser une déclaration du genre : « Je fus Baoulé, Bété ou Agni ; Tu fus Sénoufo, Dioula ou Yacouba ; il fut moaga ou Foulani venus du Sahel. Je fus du nord, tu fus du sud, il fut de l’ouest ; désormais, tout en cultivant chacun son identité, dans le respect de la différence et dans la tolérance, nous sommes tous ivoiriens, égaux en dignité et en droit ; et tous, nous sommes membres du peuple souverain qui proclame son indépendance à l’égard de la France. » Cette étape décisive de la naissance des peuples et de l’affirmation d’une entité supra ethnique partagée a été enjambée par une élite politique préoccupée à discourir sur l’unité et le socialisme africains, sans se douter qu’elle planait dans les nuages, au-dessus d’une réalité sociale africaine concrète issue des tréfonds de l’histoire. Toutes les tribulations des processus électoraux africains prennent certainement leurs racines dans ce mauvais départ. En fait, si l’Afrique noire est effectivement mal partie, comme a pu le remarquer René Dumont, l’agronome tiers-mondiste français, ce ne fut pas seulement sous l’angle économique, mais aussi, et surtout, d’un point de vue politique.
Au bilan transitoire, nous disons qu’il n’y a pas lieu de se voiler la face. La démocratie en Afrique est bien fragile depuis la racine. Les élites ont voulu et veulent toujours que les peuples, eux-mêmes mal constitués, s’accaparent d’un pouvoir qui ne provient d’aucune geste endogène et qui nie les identités pré coloniales, authentiquement africaines. Le pouvoir du « Faman » blanc, le « Nam » du Nansara », n’est pas celui des peuples africains ! Leur demander de se l’approprier n’est donc pas sans difficultés majeures. On comprend dès lors pourquoi la démocratie piétine un peu partout sur le continent. Parasitée par les perceptions socio-culturelles traditionnelles d’Afrique, qui n’ont pas été dépassées aux termes d’un processus historique endogène, ces démocraties louvoient avec l’égalité, le suffrage universel, le droit électoral et l’alternance politique.
L’étape prochaine de la réflexion se penchera d’ailleurs sur quelques-unes de ces bégaiements de la démocratie sur le continent de Nelson Mandela.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de philosophie
Kaceto.net