Alors que sa constitution frèle et son regard déterminé semblaient éternels, Bernard Dadié, le père de la littérature ivoirienne, a rendu l’âme. Avec sa mort, c’est une page de poésie africaine engagée qui brule. Le prolifique auteur a en effet consacré sa vie et son œuvre à une perpétuelle lutte pour libérer l’Afrique, coloniale d’abord, puis acculturée ensuite. Dramaturge, poète, romancier et même homme politique, celui dont les écrits ont constitué les premières lectures de nombreux africains est désormais immortel.

Le 9 mars, Bernard Dadié est mort. Cette fois, malheureusement, il ne s’agit pas d’une des infox qui ont, durant ces dernières années, faussement annoncé, à plusieurs reprises, le décès de l’Ivoirien. Il faut dire que la longévité de l’homme avait quelque chose de particulier. Son visage ridé contrastait avec l’énergie que semblait irradier sa personne. Décédé à 103 ans, l’auteur, presque aussi vieux que la littérature africaine d’expression française, recevra un hommage national auxquels prendront part des personnalités venues de toute l’Afrique. Ce n’est que justice. Que vaut donc une journée devant le siècle offert par Bernard Dadié à la littérature africaine ? Que valent donc quelques discours devant l’engagement d’un homme qui, plus que des mots, a donné de tout son être pour que l’histoire de l’Afrique et de sa culture puisse s’écrire en lettres libres.
« Je vous remercie mon Dieu, de m’avoir créé Noir, d’avoir fait de moi la somme de toutes les douleurs, mis sur ma tête, le monde. Le blanc est une couleur de circonstance, le noir, la couleur de tous les jours. Et je porte le Monde depuis le premier soir. Je suis content de la forme de ma tête faite pour porter le monde, satisfait de la forme de mon nez qui doit humer tout le vent du monde. […] Trente-six épées ont transpercé mon cœur. Trente-six brasiers ont brûlé mon corps. Je suis quand même content de porter le monde ». Ces vers, tirés du recueil de poèmes « La ronde des jours » de Bernard Dadié auraient pu décrire l’auteur. On y retrouve sa fierté d’être africain et l’acceptation de toutes les tribulations que subissaient les noirs. Ces souffrances, l’Ivoirien les connaît bien.

Né en 1916 à Assinie, en pleine colonisation, l’auteur est très tôt confronté aux malheurs de la colonisation, même s’il l’a plus observée que vécue. Ainsi, durant ses jeunes années, l’auteur fuira l’école française après avoir vu un enseignant battre très violemment un de ses camarades. Il refuse d’y retourner et travaille pendant deux ans dans les exploitations forestières de son père, Gabriel Dadié, un homme apprécié des forces coloniales pour lesquelles il a combattu lors de la Grande guerre.
Cette campagne lui vaudra l’attribution de la nationalité française. C’est d’ailleurs du retour de la guerre qu’il décide d’inscrire son fils à l’école française de Grand-Bassam. Il devra tout de même faire avec le refus de son fils d’y retourner. Finalement, à la rentrée scolaire d’octobre 1924, Gabriel Dadié confie son fils à son ami Satigui Sangaré, un instituteur d’origine soudanaise qui inscrit le jeune Bernard Dadié à l’école primaire de Dabou. Le jeune homme grandit en observant le travail forcé imposé à ses compatriotes et leurs difficultés à payer l’impôt de capitation imposé par le colon. Malgré son jeune âge, Bernard Dadié comprend que l’intellect est l’une des seules armes qui pourraient réellement le protéger et sortir son pays de cette situation. L’enfant prend alors très au sérieux ses études.
En 1928, il accepte de retourner à l’école de Grand-Bassam qu’il avait fuie. Deux années plus tard, il obtient son certificat d’études primaire. Quelques semaines plus tard, il est admis à l’école primaire supérieure de Bingerville en se classant deuxième au concours d’admission. C’est dans cette école qu’il connaîtra son premier succès en tant qu’écrivain.

En 1933, alors qu’il est élève en 3ème année à l’école primaire supérieure de Bingerville, Bernard Dadié écrit la pièce de théâtre. La pièce, un dialogue entre les deux anciennes capitales et la nouvelle, est saluée par tous ceux qui la suivent. Le jeune homme de 15 ans le sait désormais. Il veut écrire. Pour y parvenir, il lit à peu près tout ce qui lui passe par les mains, principalement les journaux politiques de son père.
Quelques mois après la pièce, Bernard Dadié est est admis à l’école normale William Ponty de Gorée, au Sénégal. Pour son plus grand bonheur, on lui confie le rangement de la bibliothèque de l’école. Il y côtoie également Modibo Kéita, Hamani Diori, Hubert Maga et Emile Derlin Zinsou qui marqueront des années plus tard, l’histoire de l’Afrique.

Au fil de ses lectures, l’écriture de Bernard Dadié s’améliore. En 1935, il écrit Assémien Déhylé, roi du Sanwi , sa deuxième pièce de théâtre, qui connaitra un succès international. Elle est jouée à Dakar, à la chambre de commerce, puis à Saint-Louis. Le 12 août 1935, elle est jouée à l’exposition internationale de Paris. Bernard Dadié est désormais célèbre, à 21 ans. A sa sortie de l’école normale, il est affecté à l’inspection générale de l’enseignement avant de devenir bibliothécaire-archiviste à l’Institut français d’Afrique noire (Ifan) de Dakar. Il occupe ce poste de 1937 à 1947.
Au Sénégal, des événements, tels que le massacre des tirailleurs du camp de Thiaroye par les forces coloniales, vont pousser Bernard Dadié vers un militantisme actif. En 1946, après la fondation du Rassemblement démocratique africain, sous l’impulsion de l’ivoirien Félix Houphouët-Boigny et du soudanais Mamadou Konaté, entres autres, Bernard Dadié entre au comité directeur du mouvement. Il est chargé de la presse et de la propagande et se lance donc dans un journalisme militant en créant le journal
« Le Réveil ».
Dans son pays, où retourne en 1947, il adhère au parti démocratique de la Côte d’Ivoire (PDCI). En 1949, Il y est arrêté et emprisonné pendant 16 mois pour
« activités anti-françaises ».

Il est finalement acquitté. Traumatisé par son passage en prison, Bernard Dadié préfère militer grâce à sa plume.

En 1950, il publie « Afrique debout », un recueil de poésie qui incite les Africains à lutter contre le joug colonial. En 1953, il crée le cercle culturel et folklorique de la Côte d’Ivoire qui ne réussit pas à le tenir éloigné de la plume. « La ronde des jours », puis le très acclamé roman autobiographique « Climbié », étudié jusqu’à ce jour dans de nombreuses universités, viendront garnir la bibliographie de l’auteur. En 1959, avec
« Un nègre à Paris », il invente, selon les mots d’Alain Mabanckou, « le récit africain du voyage en Europe, dans une sorte d’exotisme renversé ».

Pour le Congolais, Bernard Dadié est « l’un des derniers témoins d’une époque qui entamait la recomposition de cette Afrique morcelée par l’esclavage, la colonisation ». Effectivement, l’Ivoirien revêtira après les indépendances sa casquette d’homme politique pour accompagner la naissance de la nation ivoirienne.

Après l’indépendance de la Côte d’Ivoire, Bernard Dadié rejoint l’administration de Félix Houphouët-Boigny au sein de laquelle il occupe, entre 1960 et 1986, de nombreuses postes. Il est d’abord chef de cabinet du ministre de l’éducation nationale, puis directeur des Affaires culturelles. Plus tard, il sera nommé Inspecteur général des Arts et Lettres. De 1977 à 1986, il est ministre de la culture et de l’Information. Pendant ses neuf années à la tête de ce ministère, Bernard Dadié agit dans le sens de l’épanouissement de la presse libre et de la libéralisation des pratiques artistiques et culturelles.
L’auteur ivoirien a également été vice–président du conseil exécutif de l’UNESCO. Dès 2002, il devient proche de Laurent Gbagbo et se montre très critique envers le président Alassane Ouattara au pouvoir.

Pionnier de la dramaturgie en Afrique francophone, Bernard Dadié a inspiré de nombreuses générations d’écrivains. Sa compatriote Véronique Tadjo a salué
« l’humour très ivoirien, coloré, enlevé et quelque peu tranchant » d’un auteur « dont l’âge n’a pas entamé la passion ». Selon le journaliste ivoirien Serge Bilé, « Bernard Dadié et Aimé Césaire sont les deux faces d’une même pièce, théâtrale et poétique, rebelle et engagée ». Pour Alain Mabanckou, c’est l’un des hommes forts de « cette création littéraire du monde noir qui permis de libérer la parole africaine et de récuser le portrait trop souvent désavantageux dessiné par l’Europe d’une Afrique des ténèbres et de la malédiction ». Pour la directrice générale de l’Unesco Irina Bokova, c’est tout simplement « un géant de la littérature africaine ».
Des œuvres comme Climbié sont des témoignages intemporels de l’époque coloniale, ses combats et ses dilemmes identitaires. « Un Nègre à Paris »,
« Patron de New York » et « La Ville où nul ne meurt » offrent un regard ironique et moraliste des métropoles occidentales vues par un africain. En plus des nombreuses pièces de théâtres à succès de l’ivoirien, ces œuvres sont le témoignage immortel de la valeur de Bernard Dadié pour la littérature africaine, dont il a écrit l’histoire « avec les mots amis, mots de tous les jours, mots de tous les hommes, mots intimes, mots fraternels ».

Servan Ahougnon
ECOFIN