La question ainsi posée renvoie à toutes nos réflexions antérieures sur le processus d’appropriation du pouvoir politique par les peuples d’Afrique, à la suite de l’acquisition de leur souveraineté vis-à-vis des puissances coloniales.

À moult étapes de ces réflexions, nous avons souligné que l’État républicain a été, pour l’Afrique, non un produit endogène généré par une évolution historique autocentrée, mais, une superstructure exportée d’Occident chrétien et imposée à des bases sociales brutalement rassemblées pour les besoins d’exploitation économique des terres d’Afrique et de domination politique des peuples qui les habitent depuis la préhistoire. Mais, de Pierre Savorgnan de Brazza, ou de Louis-Gustave Binger et des expéditions militaires qui ont posé les premières pierres colonialistes en Afrique, beaucoup d’eau, bien souvent impure du sang et de la sueur des peuples, a coulé sous les ponts. L’Afrique a eu le temps, ou l’audace, de reconquérir sa souveraineté, et elle aura bientôt à produire, devant l’histoire, le bilan d’un siècle d’autodétermination parmi les nations du monde. Ce bilan pourra-t-il retenir que la forme républicaine du pouvoir a trouvé de solides racines au tournant de ce début du XXIe siècle que nous avons baptisée, peut-être arbitrairement et subjectivement, « époque de la renaissance démocratique ? »
Notre démarche, fondée sur nos convictions subjectives, écarte, ici, deux options qui nous semblent inacceptables, si l’on veut éviter de nouvelles impasses historiques au pauvre continent africain. La première option, celle de l’ancien président Français Jacques Chirac et de son successeur Nicolas Sarkozy, consiste à dire que le terrain social africain et le niveau de conscience des peuples qui y vivent, ne sont pas encore à la hauteur des exigences de la république démocratique. Elle suggère que l’Afrique devrait, pour l’instant, se contenter de cette sorte de république bananière qui repose sur des valeurs non républicaines et où règnent, à vie, des « roitelets » promus par les urnes et à la solde de la puissance coloniale.
Comment alors comprendre l’acharnement de ce même Sarkozy contre le régime de la Jamahiriya en Libye ?
La deuxième option que nous écartons, est celle de certaines forces sociopolitiques d’Afrique. Inspirée par des considérations identitaires ou religieuses, elles clament que la république et la gouvernance démocratique sont des références politiques que l’Occident chrétien, libéral et capitaliste, cherche à imposer aux autres peuples et civilisations du monde. Pour les forces religieuses d’inspiration islamo-extrémiste, par exemple, il n’est pas question de laisser la forme républicaine et laïque du pouvoir s’implanter sur le continent, parce que, pour elles, l’État doit être obligatoirement de références théocratiques et de fondements coraniques. Par ailleurs, on a souvenir de toute une génération d’hommes politiques africains qui, au nom, soit des références de la gauche radicale, soit de l’authenticité africaine, a rejeté les principes du multipartisme, de la pluralité idéologique dans le corps social et de l’alternance au sommet de l’État ! Il faut concéder, à chacune de ces positions idéologiques, un certain respect ; elles sont, en effet, des réactions légitimes contre l’intention, plus ou moins affichée, de certaines puissances coloniales d’assimiler, culturellement et politiquement, toutes les autres civilisations à la leur. Mais, au regard de la dynamique de l’histoire, le rejet de la forme républicaine de l’État, dans sa version religieuse comme identitaire, nous semble aujourd’hui une position d’arrière-garde qui empêche le continent d’avancer vers de nouveaux horizons.

Pour nous, il est impensable que l’Afrique rame à contre-courant de l’histoire, qu’elle se morfonde dans cette nostalgie de temps révolues, ou qu’elle se réfugie dans les marges d’un devenir à dimensions irrémédiablement universelle. Bien sûr, la république est venue du colonisateur ! Mais la force des peuples qui ont progressé dans l’histoire, a toujours été de savoir identifier et accepter les raccourcis que le devenir leur a opportunément présentés ! Pour nous Africains, il s’agit donc, tout en étant chargés et conscients de notre identité multimillénaire, d’apporter notre contribution à cette valeur politique de nature universelle qu’est la république. Peu importe qu’elle soit née ailleurs ! Après tout, l’Occident, lui aussi, a emprunté bien de choses dans les civilisations d’Orient et d’Afrique. Il nous faut, nous Africains, admettre que la république est une exigence universelle de notre époque, comme certains milieux occidentaux doivent, eux aussi, accepter que les peuples africains, loin d’être historiquement et moralement en deçà de cette exigence contemporaine de notre civilisation d’homme sur terre, sont bel et bien à une étape où on ne doit plus leur donner des leçons de gouvernance politique.
Au bilan nous devons retenir que la forme républicaine du pouvoir est une exigence du devenir de l’humanité. L’Afrique n’est ni en deçà de cette exigence, ni en marge de ce devenir. Au contraire , dans la république, le continent africain retrouve parfaitement bien ses vieilles traditions de délibération sous l’arbre ancestrale à palabre. Elle s’identifie aisément au principe d’une chose publique dont la conduite interpelle chaque entité du corps social. De toutes les façons, il faut dire que le terrain socio-économique de l’Afrique contemporaine ne présente aucune incompatibilité de fond avec la semence républicaine qui, comme partout ailleurs dans le monde, est nécessairement d’une germination et d’une croissance lentes, difficiles, progressives dans ces sociétés africaines aux racines politiques multimillénaires.

Zassi Goro ; professeur de Lettres et de philosophie
Kaceto.net