Formuler ainsi la problématique, c’est prendre le risque de tomber dans le travers de la victimisation et de la recherche de boucs émissaires… Mais le fait est que les états du Sahel sont des états faillis. Il faut donc bien tenir compte de l’influence extérieure, voire de la tutelle extérieure.

La crise sécuritaire est en train de se transformer chaque jour un peu plus en affrontements communautaires de plus en plus sanglants, donnant une coloration faussement ethnique à ces conflits et il convient de les mettre en perspective afin de mieux les cerner.

Parmi les choses auxquelles nous ne prêtons pas suffisamment attention, il y a l’évolution de la diplomatie française. Sous la présidence Hollande, l’armée française via le ministre de la Défense Jean Yves Le Drian a pris le pas sur Quai d’Orsay, au moins en ce qu’il concerne le Sahel. Or l’armée Française a sa propre histoire avec l’Afrique. Sa propre tradition, ses propres mythes, ses propres alliances.
Dès lors, il ne faut pas s’étonner de voir le Mouvement national de libération de l’Azawad chassé du nord du Mali par ses alliés narco-djihadistes d’AQMI, du Mujao et d’Ansar Eddine en 2012, revenir à Kidal escortés par l’armée française, laquelle interdit l’accès de cette ville à l’armée malienne !

L’armée française a juste ramené ses alliés traditionnels Ifoghas à Kidal et leur a permis de créer un proto-état. Le MNLA administre en effet Kidal et la région de l’Adrar. Il occupe le gouvernorat et l’Office de radio télévision du Mali (ORTM) d’où ses membres diffusent leur propagande politique et prélèvent des taxes sur tous les engins à moteur (motos, tricycles, autos, camions).
C’est une véritable administration qui constitue une enclave. Et il y a encore aujourd’hui une tendance salafiste djihadiste au sein du MNLA. Mais il y a toujours encore une tendance liée au narcotrafic, et une troisième tendance plus politique au sens noble du terme.

L’opération Serval a été légitimée sur des finalités humanitaires puisqu’il y avait une menace évidente de descente des groupes armés narco-djihadistes sur le sud du pays, mais elle n’est pas réductible à cette finalité humanitaire.
Il y a des enjeux importants sur l’ensemble de l’espace saharo-sahélien. Des enjeux qui portent sur les industries extractives.
Or le septentrion malien, et plus particulièrement la partie nord-est recèle du pétrole, du gaz, de l’eau dans le triangle complètement au nord dans la région de Taoudéni, de l’uranium dans la région du Tamesna qui est du même filon uranifère que celui d’Imouraren au Niger, et une zone aurifère dans la région de Kidal.
Toutes ces ressources sont prometteuses, mais pour le moment, aucune n’est en exploitation.
Historiquement, on sait que les forces dominantes cherchent d’abord à se placer, pour pouvoir ensuite passer à l’extraction et obtenir des contrats. Donc cet aspect richesses n’est pas négligeable.
Au delà du septentrion, le Mali est riche en étant le troisième producteur d’or du continent africain et produit également du manganèse, du phosphore, etc. Autant de richesses qui peuvent intéresser les grandes multinationales, parmi lesquelles les intérêts français.
Au Sommet de l’Elysée pour la paix et le développement qui s’est tenu à Paris les 6 et 7 décembre 2013, les propos étaient explicites. La France doit reconquérir des marchés africains, particulièrement le marché ouest-africain où elle a perdu beaucoup de parts de marché.

Bien entendu, il n’y a pas que la France. Il y a la communauté internationale à travers l’ONU également. Pour cela, je vous recommande la lecture du Pr Ali Nouhoum Diallo, ancien Président de l’Assemblée nationale malienne et figure tutélaire du mouvement démocratique et de la communauté peule dans une interview au titre terrible : « Si j’avais 16 ou 17 ans aujourd’hui, je prendrai les armes ».
À la question “Quelle analyse faites-vous de la crise qui sévit au Centre du Mali ?”, Voici sa réponse : « Je me suis toujours posé la question de savoir ce qu’est le Centre du Mali ? À quelles fins a-t-il été inventé ? J’ai pensé que ceux qui nous gèrent aujourd’hui -car notre pays est sous tutelle-, veulent probablement que le Mali devienne une République fédérale. Pour cela, il faut des États. Il y a les irrédentistes, qui ont délimité une portion de notre territoire et l’ont appelée Azawad. Cette République fédérale ne saurait être composée que du Mali et de l’Azawad, comme fonctionne le Cameroun, alors il fallait en trouver un troisième. Les concepteurs du Centre inventent donc le Front de libération du Macina. Amadou Kouffa s’est toujours défendu d’en être l’initiateur, car il ne veut pas « libérer » une portion quelconque du pays, il veut que tout le Mali soit une République islamique. C’est une katiba qu’il dirige, rien d’autre. Ceux qui voulaient un troisième État souhaitaient la mobilisation des ressortissants de l’ancien empire peul du Macina, afin qu’eux aussi revendiquent leur Azawad. J’en étais à cette vision théorique quand un jour un chercheur français de International Crisis Group est venu me voir. Il m’a confié que des militaires français, des Saint-cyriens, disaient que le plus grand danger qui menaçait l’Afrique de l’Ouest dans les années à venir était le djihadisme peul. Les Peuls ne peuvent pas nier que les États qu’ils ont construits étaient islamiques. Me fondant sur le peu que je connais de ces États, je prédis pourtant qu’il n’y aura jamais de radicalisation des peuls. Cela m’étonnerait que l’ensemble des Peuls adhère au djihadisme et qu’il réclame un État, car ils sont un peu partout au Mali. Nous avons aussi reçu, en tant qu’association ADEMA, le chargé de la division politique de la MINUSMA. Nous pensions qu’il voulait nous parler de la crise multidimensionnelle, mais non. Il était là parce qu’à la MINUSMA, ils sont convaincus qu’on ne peut la résoudre sans prendre en compte
sa « dimension peule ».

Nous étions ahuris. Je lui ai répondu qu’il n’était pas à la bonne adresse. Succinctement, il nous dit que les Ifoghas avaient leur mouvement politique, leur groupe armé. Il en est de même des Arabes du MAA, et c’est également pareil pour les Imghads. Ils ont du mal, à la MINUSMA, à croire que les Peuls ne font rien, ou alors ils cachent ce qu’ils font réellement. Il est revenu me voir et j’avais convié des cadres peuls à la rencontre. L’envoyé de la MINUSMA a tenu les mêmes propos. Nous nous sommes concertés, avons rédigé un mémo et ne sommes plus jamais retournés à la MINUSMA. Nous avions compris la gravité des projets qu’on nourrissait pour le Mali, vouloir coûte que coûte que les Peuls aient une armée, un groupe politique. Nous avons jugé nécessaire de rendre compte au gouvernement, avons été reçus par le Premier ministre Modibo Kéita et lui avons notifié par écrit nos craintes. Nous avons également écrit à toutes les institutions du pays en demandant audience. Seuls les Présidents du Conseil économique, social et culturel et de l’Assemblée nationale nous ont reçus. Pour le reste, pas de réponse, silence total. Nous avons pu mesurer la délicatesse de la question.”
(https://www.journaldumali.com/2018/05/31/pr-ali-nouhoum-diallo-javais-16-17-ans-aujourdhui-prendrai-armes/)

L’ONU, ce sont également les fameux DDR [Désarmement, démobilisation et réintégration]. Pas de plan de paix sans DDR. C’est devenu un vrai business et une prime au crime. On compte les combattants, mais ce qui est important de compter dans le DDR, c’est le nombre d’armes récupérées.
Après la baisse des activités sur les terrains de l’Irak et de l’Afghanistan, l’Afrique est devenue un nouveau champ d’action et une source de profits pour les sociétés militaires privées.

Centrafrique, mais aussi République démocratique du Congo, Nigeria, Mali : la liste pourrait s’égrener à l’envi de ces pays où ce ne sont pas seulement les armées conventionnelles qui font la loi mais aussi les milices, collectifs d’autodéfense et autres groupes paramilitaires.

Si ces groupes assurent parfois la défense des communautés, elles participent et alimentent aussi les conflits. Les armes et la violence sont rarement réservées aux troupes dites régulières – qui parfois ne le sont pas. De nombreux États africains doivent ainsi faire face à une remise en cause de leur « monopole légitime de la violence » et assignent à l’armée un rôle de contrôle du territoire intérieur.
Les armées africaines affrontent des milices sur leur propre territoire. Souvent composées d’anciens militaires, elles brouillent les frontières avec les forces régulières.

“Les milices font partie du système de gouvernance locale. Il s’établit une sorte d’équilibre pervers entre les groupes armés, les forces gouvernementales et les communautés. Quand on parle de milices, il y a au moins 4 réalités : le banditisme social, les paramilitaires, les milices d’autodéfense et les groupes armés qui veulent renverser le gouvernement en place. Il ne peut pas y avoir de démocratisation de la gouvernance du secteur de la sécurité s’il n’y a pas de démocratisation du régime. "
Thierry Vircoulon, chercheur associé au Centre Afrique subsaharienne de l’Ifri.

Face à des Etats faibles et absents sur des pans entiers de leur territoire, c’est la raison du plus fort. Et même là où est l’état, entre juxtaposition du droit moderne de la propriété foncière et droit coutumier, il n’y a en réalité pas de règle commune à tous. C’est la guerre des légitimités concurrentes.
Les antagonismes culturels, ethniques, religieux sont donc attisés, manipulés, instrumentalisés pour des motifs de pure prédation économique. Mais ils ne sont pas les vrais raisons de ces violences inter communautaires.

Un ouvrage collectif “Réformer les armées africaines. En quête d’une nouvelle stratégie”, (2010, Paris, Karthala) piloté par Axel Augé, sociologue et Patrick Klaousen, juriste, tous deux universitaires à Rennes, également associés au Centre de recherche des Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan, pose un bilan sans appel.
Les contributions rassemblées sont celles de Dominique Bangoura, politologue, présidente de l’OPSA (Observatoire politique et stratégique de l’Afrique), Hughes de Bazouges, colonel de l’armée de terre, Marc Fontrier de l’INALCO (Institut national des langues et civilisations orientales), François Gaulme du MAEE (Ministère des affaires étrangères et européennes.), Guy de Haynin de Bry, général de division conseiller auprès du PESC (Politique européenne de sécurité commune.) de l’Union Européenne, Boubacar N’Diaye, Associate Professor of Political Science, College of Wooster (Ohio) et Thierry Vircoulon, chercheur associé à l’IFRI (Institut français des relations internationales).

L’analyse de la situation des armées de l’Afrique subsaharienne fait consensus auprès des différents contributeurs. Les différentes armées, alimentaires ici, refuges là, arbitres ailleurs, se révèlent toujours peu ou prou prédatrices. La « force légitime » de défense du territoire s’efface devant le réflexe de constituer une garde prétorienne au service du pouvoir. Mais la désagrégation des armées africaines s’opère également de l’intérieur. L’achat de matériels, l’entretien des casernements font de l’armée une énorme plateforme de détournements. Les problèmes s’observent à tous les
niveaux : ethnique, intergénérationnel et aussi à travers les disparités de salaires et d’avancements.

Le contexte polémologique post colonial fait toujours débat. Soit la colonisation constitue l’alibi majeur, soit cette époque se limite à un « intermède », la violence armée et les dérives militaires intègrent dès lors un héritage antérieur. De ce point de vue les contributions ne se réfèrent pas au passé, celui des grands royaumes soudaniens et des traditions guerrières de certains groupes. Les auteurs, en particulier les militaires, manifestent une certaine prudence dans le choix des mots et dans le rôle à donner à l’ethnie. La crainte d’encourir les foudres de quelques académiques censeurs décourage l’entreprise d’une bonne argumentation. Comment alors définir la superposition ou la combinaison de champs élémentaires de cohésion ?

Les raisons les plus récentes se réfèrent à l’arrêt de la guerre froide. On passe des foyers de crises fixés à des affrontements épars et à des guérillas croisées. La fin de la bipolarisation ouvre la voie à la déréliction. Une économie de guerre remplace la surenchère des aides durant la guerre froide (p. 188).
Le DDR (Désarmement, démobilisation, réintégration) des combattants est plus complexe encore et partant source de nombreuses difficultés. Il s’opère sur le mode de l’individualisation. N’avoir affaire qu’à l’individu est le credo du Développement pour se libérer des « pesanteurs » sociales traditionnelles. Or la démobilisation ne peut s’adresser qu’à des groupes armés attachés à leur cohésion (P.M. Joana). Rendre les armes, pour quels avantages ? Les combattants qui ont vécu à la pointe de leur fusil entretiennent une croyance en l’effort de survie, la « débrouillardise » armée, et ils manifestent un grand pessimisme quant à l’avenir, ce qui explique les hésitations à se faire démobiliser. C’est la fin de « leur emploi » (p. 123)

Avec l’exemple des milices maï maï de RDC, Th. Vircoulon démontre que toutes les forces ne sont pas recyclables. On a entrepris de les assimiler dans l’armée nationale sans « vetting » (enquête criminelle sur leur passé) et le DDR leur offre un « package » (somme forfaitaire et solde mensuelle) qui ne peut servir qu’une solution d’attente (p. 137).

Pour P.M. Joana, dans le cas de la RDC, la communauté internationale n’a pas su classer les priorités. On provoque des élections comme si l’onction démocratique allait ipso facto entraîner un bon déroulement de la démobilisation et de l’intégration.

Les nouvelles orientations proposées aux armées africaines impliquent de devenir une « force duale », autrement dit, d’intégrer le Développement et l’Humanitaire.
Mais au-delà que peut-on attendre d’une super ONG en battle dress ?
L’idée est, bien sûr, de renforcer les liens entre l’armée et la nation. H. de Bazouges défend l’idée de la « légion de volontaires africains du Développement ». Il donne des exemples de mobilisation de la jeunesse au service du pays en Afrique anglophone (Zambie), confisquée par le Président, démantelée dans le sang au moment de sa chute. Ce serait là expériences incomprises (152-155). Le plaidoyer demeure peu convaincant et rappelle d’autres exemples, à la même époque, de mobilisation de la jeunesse dans le Développement par la coopération militaire israélienne (Cameroun).

En 1960, les Etats indépendants moulés sur le standard occidental, avec des constitutions élaborées par des juristes spécialisés n’ont jamais fonctionné. La fiction reposait sur un changement progressif avec le temps… Aujourd’hui on consent à opérer une relecture de ces encadrements politiques et de leur plus exemplaire composante, l’armée. Il convient alors d’entériner leurs carences comme des traits durables, récurrents et, en quelque sorte, s’en accommoder. Ils deviennent alors, selon une expression qui commence à faire florès dans les séminaires
(MAEE, Paris, « Séminaire sur la Violence Armée », 30.11.2010) des « Etats wébériens imparfaits » qui se verraient dispensés d’épouser le modèle.

La communauté internationale n’en continue pas moins à promouvoir ses fondamentaux : démocratie et bonne gouvernance, mais les normes requises s’en trouvent comme simplifiées et on veut bien ne retenir que les repères jugés positifs.

In fine, comme on ne peut prétendre réformer une armée sans auparavant avoir refondé l’Etat dans sa bonne gouvernance, l’optimisme ne serait guère de mise. Quant à la nouvelle coopération civilo-militaire qui reprendrait à son compte cet arsenal développementiste ayant si peu réussi en un demi-siècle, on ne peut qu’émettre de sérieuses réserves. Les situations de crise évoquées engagent une obligation d’efficacité que n’a jamais eue le « développement civil ».
Chacun des intervenants dresse son bilan, mais la tonalité générale des contributions concernant la « refondation » des armées africaines est au pessimisme. L’interrogation dès la préface quant à cette refondation, « vœu pieux », « mythe » n’est par la suite jamais levée, mais il y a le devoir de ne pas baisser les bras.

Maixent Somé ; Analyste politique
Kaceto.net