Si la république repose que l’unicité du peuple souverain, si elle dépasse des positions partisanes, les intérêts de classes pour défendre l’intérêt général, comment peut-elle en même temps favoriser l’expression des libertés publiques nécessaires à la démocratie.
Tentative de réponse avec le chroniquer de Kaceto.net

La république contemporaine, nonobstant les nuances entre ses formes unitaire, fédérale et confédérale, repose essentiellement sur la volonté générale qu’un peuple exprime dans sa loi fondamentale, loi communément connue sous le label de constitution. La constitution d’un peuple, c’est alors, et en quelque, sa parole donnée, devant Dieu, l’histoire et devant les hommes, de mener sa vie de telle façon et non de telle autre. Toute constitution exprime ainsi, et avant tout, la volonté d’être ensemble, de former un corps unique doté d’une volonté unique, au-delà des individualités, des regroupements partisans à fondements naturels, comme les clans et les ethnies , ou à base contractuelle, comme les associations de particuliers, les organisations non gouvernementales, les partis politiques. Dans de telles conditions, tolérer des groupes partisans ne revient-il pas à fragiliser l’unité du corps social issu des dispositions constitutionnelles ?
On le voit bien, l’histoire a déjà apporté une réponse à notre question, car toutes les républiques contemporaines ont été poussées à admettre, au nom de la liberté, les factions politiques partisanes. Dans ce contexte, il est bon de repasser en revue la nature des relations entre le souverain républicain et ces associations d’intérêts particuliers.
Dans cette optique, il faut dire que la communauté issue de la constitution est la première et la plus large de tous les regroupements. C’est elle qui peut tolérer ou nier toutes les autres ; c’est elle qui détermine toutes les autres formes d’associations en son sein, dans le cas où elle les tolère ; c’est elle qui fixe les conditions de leur création et de leur existence, sans que le pouvoir d’État n’ait cependant à s’immiscer dans leur fonctionnement courant. Tout se présente comme si la force publique, issue du contrat, a été historiquement obligée d’admettre, sur son propre terrain, de petites forces rivales qu’elle s’est promise d’encadrer par ses lois. Mais a-t-il été opportun que la république se soit ainsi accommodée à ces « petits souverains » qui remettent en cause l’exclusivité du contrat social ?
En fait, ces micro regroupements, toute proportion gardée, constituent des fractions du peuple, des factions partisanes qui n’agissent pas sous le commandement direct du souverain populaire, et qui ne vont pas forcément dans le sens de l’intérêt général. On comprend, dès lors, la réticence de Jean-Jacques Rousseau à leur égard ! Pour Rousseau, comme pour Alexis de Tocqueville d’ailleurs, la tyrannie et l’antagonisme des factions sont des signes, soit d’une malformation du contrat social, soit d’un affaiblissement de la volonté générale.
D’un certain point de vue, l’opinion des pères du contrat social démocratique est d’une légitimité indiscutable . En effet, il ne sert à rien de quitter, par le contrat social, l’état naturel de guerre de chacun contre tous, pour retomber dans un état social de guerre entre des factions rivales. Un peuple constituant, et constitué, est une entité ou il n’est pas ; il n’a qu’une volonté, qu’une voie et qu’une voix. On voit là les sources de cette conception où la république exclut les factions, les clans, les classes et la diversité des opinions religieuses, idéologiques et politiques. Elle consiste à dire que le peuple est
« Un et indivisible », qu’il ne peut avoir ni deux pensées, ni deux volontés ni deux têtes. Pour elle, les factions et la diversité des opinions sont des défiances à l’ordre institué par le constituant, et donc des facteurs de discorde sociale. Les régimes politiques de droite et de gauche, qui ont trouvé leur inspiration dans cette conception du contrat social, ont alors édifié des républiques à parti unique, à pensée unique et à guide unique ; ils ont banni et traqué, à la manière moyenâgeuse, les déviances politiques, les révisionnismes et les hérésies idéologiques.

Naturellement l’histoire accorde quelques crédits à cette vision de la république. En effet, lorsque la république apparait dans l’histoire, elle proclame solennellement ses principes dans l’enthousiasme général, mais elle a du mal à s’incarner à travers des institutions stables et capables de canaliser la volonté du peuple vers les aspirations républicaines. Ce bégaiement de l’histoire trouvait sa cause principale dans ce foisonnement de factions antagoniques qui prétendaient toutes incarner la volonté du peuple. Dans le cas des révolutionnaires de France par exemple, on voit se déployer cette guerre fratricide entre montagnards, jacobins, cordeliers, girondins, robespierristes, etc. ; à l’arrivée, après s’être nourrie du sang de ses propres fils, et avoir, en vain, cherché les voies historiques de son devenir, la république française accoucha d’un ordre politique qui fut l’empire bonapartiste. Napoléon Bonaparte surgit en effet comme la miraculeuse solution aux chaos engendré par les factions politiques, et l’empire comme l’alternative à cette république encore immature pour l’exercice d’une démocratie parlementaire apaisée. Le scénario français se répétera un peu partout dans l’histoire du monde, mettant en prise mortelle des factions très souvent armées jusqu’aux dents, et laissant dire, par les anti républicains de toutes sortes, que la république du peuple est le pire des régimes politiques. Bien sûr, face au constat, le républicain éclairé à encore la possibilité de clamer cette historique confession de foi du révolutionnaire Louis de Saint Juste : « Je ne suis d’aucune faction, je les combattrai toutes » . Mais, on le voit, ce serait, là encore, une position partisane et de faction .
Au bilan transitoire, il faut dire que la gangrène qui a bien failli discréditer la république démocratique dans l’histoire, c’est celle du désordre que l’existence des factions populaires engendre, de façon récurrente, dans ce régime. Pourtant, ces factions reposent, elles aussi, sur un principe cardinal de la république et de la démocratie. Ce principe, c’est celui des libertés d’association, de conscience, d’opinion et d’expression . Sous cet angle, le contrat social et la volonté générale du peuple n’ont pas vocation à endiguer les volontés particulières, mais à les limiter pour les rendre compatibles avec l’ordre républicain. La république, dans sa version libérale, n’a ainsi pu survivre qu’en résolvant l’incompatibilité, à la fois essentielle et existentielle, entre l’ordre généré par la volonté unique du souverain populaire et les aspirations partisanes et groupusculaires. Malgré tout, malgré l’apaisement des rivalités idéologiques et politiques dans les sociétés, la plus grande maladie qui puisse encore menacer la vie des républiques contemporaines est la guerre ouverte ou souterraine des factions . Pourtant, toutes les démocraties du temps sont dans cette obligation d’accorder un financement publique à leurs factions ! Quel est alors l’intérêt, pour le corps social républicain, de ce financement publique ? Notre prochaine réflexion ira certainement à la quête d’une réponse à cette question qui est d’actualité dans bien de jeunes républiques du continent africain.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de philosophie
Kaceto.net