Instants de vie à l’aéroport d’Istanbul

Bonjour mon frère

Bonjour

Bologne, c’est où ?

Mais, c’est en Italie !

Oui. Pour aller là-bas, c’est où ?

L’homme avec qui j’ai eu ces échanges à l’aéroport d’Istanbul ce week-end, est très anxieux. Son camarade aussi. Arrivés le matin de Ouagadougou à bord de Turkish Airlines, ils doivent faire une correspondance pour Bologne, en Italie. Dans cet immense aéroport très fréquenté, classé 11e au monde en termes de trafic (61 836 781 passagers en 2015), les deux hommes ne s’y retrouvent pas, d’autant qu’ils ne savent pas lire. Sur le tableau électronique devant lequel ils sont plantés depuis un bout de temps, ils voient bien Bologna, mais rien de plus. Ce n’est pas rassurant.
L’homme me tend sa carte d’accès à bord et me demande : « c’est où on prend l’avion ? ». Je découvre que ce sont deux compatriotes. Bancé Boureima et Sango Moustapha. Je réclame un sac de cacahuètes avant de donner les renseignements. Ils éclatent de rire, soulagés d’être tombés sur un Burkinabè. « On a ça dans nos sacs. Si tu veux, on te donne un peu », répondent-ils. Le numéro de la porte d’embarquement n’est pas encore affiché. Il faut donc attendre. On trouve un coin pour faire amples connaissances.

Les deux Boussancé rentrent de vacances. Ils sont allés voir leurs familles restées au pays. Tous deux sont à Bologne depuis au moins 15 ans. L’un travaille dans une fabrique de meubles, l’autre est ouvrier dans une usine. C’est un peu dur, mais, « on fait avec. Là-bas, c’est pas comme en France ; il n’y a pas de Smig. Tu ne sais pas combien tu vas gagner à la fin du mois. Une fois c’est bon, une autre fois, c’est pas bon. Et puis, le loyer est cher. Mais bon, on se débrouille, on arrive à nourrir nos familles et à construire une maison. Moi, c’est à Bobo, l’autre, c’est à Zabré ». On parle d’autre chose, du racisme en Italie, du tremblement de terre qui vient de secouer le pays faisant des centaines de morts, de la politique du président Roch Kaboré. « On a suivi les élections depuis l’Italie. On espère qu’il va construire de bonnes routes parce que ça ne va pas ». On commente aussi le mouvement de la foule dans l’aéroport. Des candidats au pèlerinage à la Mecque, certains, tout de blanc vêtus, d’autres, notamment des Africains, en pagne. On regarde ainsi passer des Sénégalais, Nigériens, Nigérians et Burkinabè.

Le passe vite. Le numéro de la porte d’embarquement est maintenant affiché, mais assez loin de notre lieu de causerie. Je leur indique la direction, puis comprends vite qu’il faut en faire plus. On se lance à la recherche de la porte 202. L’aéroport, c’est un vrai labyrinthe. Il faut aller droit, puis tourner légèrement à droite et reprendre immédiatement à gauche ; traverser la zone des restaurants et de commerce, tourner encore à gauche, puis à droite. Après une longue distance, tourner une dernière fois à droite, la porte 202 se trouve sur la gauche, presqu’au fond du couloir. On y est. Essoufflés, mais heureux d’y être arrivés. On se souhaite bon voyage. Ils promettent m’envoyer le sac d’arachide par la poste. Deux jours après, Bancé Boureima et Sango Moustapha ont appelé, pour donner des nouvelles et dire merci. Des gens bien.
Je retourne attendre mon vol. On annonce l’embarquement pour Médine. Les passagers se précipitent et une longue file se forme. Sur le côté, je remarque la présence d’un monsieur portant une tenue frappée de la carte du Burkina, et du nom d’une agence de voyage. Il s’appelle Ira Abdoul Salam. Après les salutations, je lui demande si tout va bien. Il secoue la tête et dans une colère retenue, lance : « Non, ça ne va pas. On est arrivé ici, et il n’y pas de carte d’embarquement pour la correspondance. Je ne comprends pas. On a tout payé et voilà qu’on est bloqués ici. Je ne suis pas seul ; il y a cinq (5) sœurs qui sont avec moi. Elles sont allées au guichet de Turkish Airlines pour qu’on leur trouve une solution ».
Le coupable de cette situation désolante s’appelle Alnas Travel, une de la trentaine d’agences certifiées par le ministère de l’Intérieur pour organiser le pèlerinage à la Mecque cette année. Elle savait bien, au départ de Ouaga que ses clients ne pourraient pas faire la correspondance souhaitée. La preuve, elle ne leur a délivré qu’une carte d’accès à bord, Ouaga-Istanbul. Furieux, monsieur Ira compose le numéro de téléphone de l’agence : « Allo, nous sommes bloqués à Istanbul, il n’y pas de correspondance pour nous. Pourquoi vous ne nous avez pas donné la carte de la correspondance ? Allo, Allo ! ». La communication est coupée. Il s’attend à ce que l’agence le rappel. Rien ! Je lui explique que si depuis Ouaga, Alnas Travel ne leur pas délivré de carte d’embarquement, c’est qu’il n’y avait pas de places. Monsieur Ira est hors de lui. On interpelle un agent de Turkish qui promet de tout faire pour trouver une solution aux six infortunés. Puis arrive un autre compatriote. Lui n’a pas de problème. Il a payé un billet en première classe. A 1600 000 F CFA, nettement moins cher que les 2201070 F CFA en seconde classe déboursés par la majorité des pèlerins. Les ennuis en plus. Cherchez l’erreur !

Chaque année, l’organisation du pèlerinage à la Mecque donne lieu à des pratiques pas du tout islamiques ! En dépit des efforts des associations islamiques et du ministère de l’Intérieur également en charge des affaires cultuelles visant à rationaliser l’organisation du pèlerinage, accomplir tranquillement le 5e pilier de l’islam reste encore un chemin de croix pour beaucoup de musulmans. C’est que l’affaire est devenue un gros business qui aiguise les appétits les plus carnassiers. Parmi les pèlerins, certains y vont pour faire du commerce, emportant avec eux des produits alimentaires qu’ils revendront chers aux vrais pèlerins.
Au moment où je pars, monsieur Ira et les cinq femmes étaient toujours dans l’attente d’une solution pour embarquer à destination de Médine où un comité d’accueil les attend.

Joachim Vokouma
Kaceto.net