Cette question fait suite à une précédente réflexion qui a posé les bases d’un regard critique sur l’évolution de nos connaissances scientifiques. La science, y avons nous dit, est une connaissance rationnelle qui a, au fil des millénaires, détrôné des reines du monde, les formes irrationnelles d’interprétation du réel. Tirant son succès, pour une bonne part, de sa démarche logico-expérimentale, elle a su mettre, à notre disposition et face à la nature, cette grille de lecture qui ne fait plus recours à des puissances surhumaines immanentes ou transcendantes au monde phénoménale. Sous quel angle faut-il alors lire ce bouleversement intervenu, et en expansion, dans notre civilisation de descendants de l’homo sapiens ? Sommes-nous sur les voies d’une rationalisation globale et absolue du réel, y compris de notre propre être-au-monde ?

Pour comprendre l’importance du processus multimillénaire qui a conduit à la constitution d’un univers-environnement transparent pour l’humaine raison, imaginons, tout simplement, l’étendue du champs des mystères que rencontrait l’esprit de nos primitifs ancêtres ! De leurs simples reflets dans l’eau, aux gigantesques cataclysmes de dame nature, en passant par le scintillement d’une flamme de feu ou d’une étincelle de braise, l’éclosion d’un œuf, les roucoulements des eaux d’une rivière ou d’une tourterelle de l’aube, les souffles nocturnes du vent, l’éclipse d’un astre, l’éclair d’une étoile filante des cieux, la récurrence d’une pandémie, d’une épidémie ou d’une disette, tout cela relevait de l’irrationnel et suscitait peurs et angoisses, prières et incantations, rites sacrificiels et invocatoires d’esprits protecteurs.
Comparons alors ce monde de mystères à celui de cette époque de Hubble à Hawaï et de son successeur le Web télescope ; comparons-le à celui des satellites interplanétaires de la NASA, ou à celui de l’œil « Titan Krios », le microscope électronique cryogénique de l’Institut Louis Pasteur à Paris ! De telles comparaisons laissent voir alors que la raison humaine, en moins de deux millénaires après Jésus de Nazareth, est passée des ténèbres à la lumière, confirmant ainsi les prévisions des esprits éclairés du siècle de Voltaire. L’homme a fait des pas de géant ; mieux, il est devenu un géant, compensant toutes les déficiences de son corps matériel par les conquêtes de son être spirituel. Désormais, le génie, dans la nature, c’est lui et non des mânes invisibles, des êtres métaphysiques, des esprits de l’eau, du feu, de la vallée, de la montagne ou du ciel. Dans son village planétaire, le désert ne fait plus peur ; il n’est plus l’enfer ; il n’y a plus, non plus, d’Eldorado et d’Atlantide mystérieux, au-delà des mers et de leurs eaux qui paraissaient, aux yeux de l’homme du Neandertal, étalées sans fin. Ces espaces infinis et silencieux du ciel qui effrayait tant Blaise Pascal au XVIIe siècle, sont devenus un objet banal de notre curiosité et l’horizon de tous nos espoirs de conquérants de l’univers. Si nos pas sont encore en escale, juste à côté, sur la lune, si nous sommes encore et juste à l’écoute de nos sondes exploratrices de la planète Mars, notre œil télé-déporté, lui, est déjà à la Galaxie GN-Z11 qui se situe à 13 milliards et demi d’années-lumière de Gaia, notre antre de vie. À la plus grande vitesse jamais atteinte par l’homme dans l’espace, qui est celle d’Apollo 10, et qui est de 40.000 km/h, il nous faudrait 35 milliards d’années pour arriver dans la Galaxie GN-Z11. La perspective scientifique, pour envisager un voyage si lointain dans l’espace, est que l’homme puisse aller à une vitesse plus rapide que celle de la lumière ; cela suppose une autre structuration de la matière et une transmutation de l’homme en une sorte de corps lumineux capable de traverser l’espace, et peut-être le temps, telle une nébuleuse des cieux.

Que dire alors du niveau contemporain de nos connaissances en biologie moléculaire ! En même temps que nous risquons, dans notre aventure, d’entraîner l’anéantissement de toutes les autres espèces animales et de tout le couvert végétal de la planète, à commencer par cette pauvre forêt de Kua à Bobo-Dioulasso au Burkina, nous sommes, plus que jamais, « maîtres et possesseurs des processus de la vie sur terre. Dans deux millénaires, tout au plus, l’humanité sera certainement en mesure de stopper le processus de vieillissement des cellules du cerveau et de généraliser la démultiplication des vivants à partir des gènes. Concrètement, même si cela parait irrationnel aujourd’hui, il faut dire qu’à l’avenir l’homme ne connaîtra pas la mort. Il n’aura même plus à accomplir toutes ces corvées qu’il s’impose, aujourd’hui, pour s’instruire, se cultiver et se former ! L’avenir incarnera l’intelligence artificielle en l’homme. Des puces miniatures de tous les profils socio-professionnels et psycho-affectifs seront greffées aux cerveaux des humains, et la puce de chacun enregistrera toutes les données de son parcours, de telle sorte à ce que l’individu puisse changer de corps, par reproduction génétique, tout en conservant les données de sa mémoire implantée. C’est terrifiant d’ailleurs, quand on songe aux possibilités, pour cette époque future, d’interconnexion de tous les cerveaux humains à un même serveur central ! Ce serait la pensée unique réalisée sous sa forme la plus absolue et la plus effrayante. Dans tous les cas, toutes ces perspectives de la rationalité scientifique, inéluctablement en marche, sont de nature à ébranler les bases de notre humanité qui repose sur des socles traditionnels, éthiques, religieux, voire esthétiques. Ce big-bang moral de notre civilisation terrestre est-il sérieusement à envisager ?
Il est évident que dans deux mille ans, la planète terre aura, si cette parousie annoncée par les prophètes de la foi n’a pas lieux avant, à changer, indubitablement, de base. Mais pour les court et moyen termes, notre monde se doit encore de garder le cap de ses vielles valeurs qui font de nous « l’humaine humanité ». La rationalité scientifique et ses multiples dérivées technologiques sont d’ailleurs très loin de nous avoir dispensés de cette dose d’irrationalité dont nous avons besoin pour ne point être, à l’image de nos propres machines, sans cœur, sans passions, sans peur et sans foi. La science, en l’état actuel des choses, n’a pas encore tout expliqué et n’expliquera, sans doute, jamais tout ; le mystère de l’univers et celui de la vie gardent, et garderont encore pour longtemps, toute leur opacité.
Que dire alors de l’épineuse question du sens ! La science explique le réel mais elle ne le justifie pas ; elle ne lui donne aucun sens. Au contraire, chaque pan de progrès accompli par la raison tend à ébranler nos vielles démarches de quêteurs de sens. Ce fut douloureux de découvrir, il y a cinq siècles, que nous ne sommes pas le centre du cosmos et que rien n’est là, dans ce monde, pour nous ! C’est aujourd’hui encore plus tragique, pour notre conscience, de savoir, qu’à l’échelle de l’univers, nous vallons moins que ce que représentent ces fourmis du Vanuatu pour la terre. Sous cet angle, la science n’a point été pour nous un remède, mais une nouvelle cause de malaise.
Là, réside, sans doute, tout le sens de la prohibition des fruits de l’arbre de la connaissance dans le mythe hébraïque. C’est dans ces conditions, sans nostalgie de tout ce qui a déjà été arraché à ce monde intime et spirituel de l’irrationnel, que nous devons nous accrocher au peu d’espérance métaphysique que porte encore notre cœur, avec l’espoir que le temps ne démentira jamais ce constat lumineux de Blaise Pascal : « le cœur a ses raisons que la raison ignore ».

Au-delà de cette sorte de velléité restauratrice de nos croyances traditionnelles, dans une civilisation qui nous semble avoir été « dé-spiritualisé » par la raison scientifique, c’est toute la valeur subjective de notre présence au monde qui est en cause.
Nous, humains, sommes, jusqu’à preuve de contraire, le fragile roseau pensant de ce système des choses de l’univers ; individuellement, nous sommes chacun porteur de cette conscience qui aspire à plus, à moins ou à mieux que cette fameuse vérité scientifique crue et nue sur le réel. La vison scientifique du monde est objective ; elle est universelle et froide. La vérité scientifique est pour tout le monde et donc pour personne. Calquée sur le modèle mathématique, elle s’adresse à la raison du sapiens et non au cœur de l’humain. Cette insuffisance congénitale de la vérité scientifique constituera toujours le berceau de notre propension à adhérer à l’irrationnel-subjectif et mystique. Le scientifique n’a que faire du beau ciel bleu ou d’étoiles annonciatrices de bonheur ou de malheur ! Mais notre cœur, lui, a besoin de voir toutes les variations magiques et symboliques des cieux. C’est donc avec les yeux de la vie, ces yeux lucarnes de notre conscience riche en nuances, que nous continuerons encore, en deçà ou au-delà des limites de la raison scientifique, à appréhender le réel. Nous aurons toujours envie d’un monde comme œuvre d’art, et non seulement comme un ensemble de phénomènes objectifs à expliquer. Face aux choses du monde, nos esprits auront, pour longtemps encore, ce désir ardent de beauté irrationnelle et d’interprétations métaphysiques, en marge de nos besoins de dimensions mathématiques, de compositions chimiques et de fonctionnalités biologiques. « La nature est un grand livre écrit en langage mathématique ! » s’extasiait Galilée. Mais nous, il nous faut aussi la voir comme une grande ardoise écrite en langage poético-symbolique. Il est donc vitale que nous puissions continuer à contempler le monde comme une sorte de magnifique tableau riche en couleurs, en nuances subjectives qui produisent nos peurs, nos angoisses, nos croyances, nos déplaisirs et nos plaisirs d’homme-microcosme d’un macrocosme dont les contours prennent, chaque jours, de nouvelles proportions.
Au bilan transitoire, il faut reconnaître que l’humanité agonise ; elle « gémit sous le poids de ses propres conquêtes », mais elle ne périra pas, du moins, jusqu’à ce cap où sa propre technologie, en imposant des modifications génétiques à notre corps et en intégrant l’intelligence artificielle à notre esprit, produira l’homme androïde, le successeur de l’homo sapiens dans l’histoire universelle. Mais ce cap est encore bien lointain, car notre technologie, à l’image de la science, sa mère nourricière, présente, pour le moment, des limites objectives qui justifient certaines de nos pratiques irrationnelles face au réel. C’est d’ailleurs ces insuffisances de notre savoir-faire contemporains qui feront l’objet de notre prochaine réflexion.

Zassi Goro
Professeur de Lettres et de philosophie
Kaceto.net