En dépit des progrès qu’elles ont accompli dans l’explication de nombreux phénomènes, du fait d’avoir reculé les limites de l’ignorance, des facilités qu’elles nous ont apportées dans la vie quotidienne, la science et la technique ont-elles pour autant réussi à faire de l’homme un être sans limites ?
Explication !

La technique, au fur et à mesure qu’elle a évolué, a fait reculer, de plus en plus, les frontières de l’humainement possible, en même temps que la science a réduit les sphères de l’inconnu ! Dans sa progression historique, elle a pu défier le sacré : elle a trouvé les voies rationnelles pour multiplier le pain et le vin, comme le fit jésus de Nazareth par les voies du miracle ; elle nous a procuré des solutions, plus que magiques, pour nous guérir des maux qui accablaient notre être biologique ; pour communiquer, voir et nous mouvoir à très lointaine distance ; pour maîtriser le courroux des forces déchaînées de la nature. La technique a réussi à rendre possible, pour tout humain, l’ascension divinement accomplie par Jésus ; elle cultive l’espoir de permettre la résurrection terrestre des corps pour rivaliser de pouvoir avec le messie ! Par elle, l’éternité, promise pour l’au-delà de ce monde par certaines croyances religieuses, est en passe de devenir une promesse d’éternité dans le monde de l’ici-bas !
Au-delà de la rivalité entre rationalité technologique et pratiques magico-religieux, il faut reconnaître que la technique a bien changé le sort de l’humain sur terre. Don du Dieu Prométhée, selon les Grecs, la technique a accompli sa vocation prométhéenne, en résolvant une quantité vertigineuse des problèmes de l’animal le plus « aporos », le plus pauvre de toutes les espèces vivantes, du point de vue des aptitudes physiques initiales. Elle nous a délivré du joug de dame nature. Comme René Descartes l’a prédit, nous sommes devenus effectivement maîtres et possesseurs des univers matériels, bio-matériels, voire psycho-matériels, connus. Au même rythme que la science a amplifié nos Lumières, la technique a accru notre puissance d’action ; elle a compensé les limitations de notre être physique ; elle nous a rendus plus forts, plus précis, plus rapides, plus agiles, plus habiles ! Conformément à l’espoir des hommes éclairés du XVIIIe siècle de Diderot, la technique a prouvé ses capacités de force rédemptrice pour l’homme accablé de toutes sortes de damnations véhiculées par les mythes et les croyances religieuses. En fait, comme le craignait Zeus, le dieu tout puissant des Grecs, « la science et la technique ont fait de nous des dieux », pour reprendre, ici, cette expression du biologiste français Jean Rostand.
Mais, Zeus, s’il existe, peut encore se rassurer, et tous les dieux peuvent, pour le moment, dormir tranquillement à l’abri de toute crainte d’être démis de leurs pouvoirs par l’humain. En effet, la technique contemporaine, qui est pourtant l’application de connaissances scientifiques très pointues, est loin d’avoir trouvé solutions à tous les problèmes qui se posent à la créature intelligente dans son rapport avec le monde. Bien sûr, moult esprits humains, au nom de la raison, ont déjà proclamé, soit la mort des dieux, soit leur inexistence pure et simple. Mais, en l’état actuel des choses, toutes ces insurrections contre les dieux ne relèvent que de la vanité humaine. Elle ne peuvent qu’aggraver la vacuité ontologique de notre conscience. Chasser de l’univers toute divinité revient à exclure du réel toute possibilité d’absolu, sans que nous ne soyons nous-mêmes devenus l’absolu.

A beaucoup d’égards, nonobstant l’accroissement continu de notre savoir et de nos pouvoirs, « nous ne méritons même pas d’être des hommes », comme le précise Jean Rostand. Nous sommes encore loin d’avoir réalisé notre propre idéal d’humain porteur de la plénitude des valeurs morales qui constituent le fossé entre nous et l’univers des choses sans conscience. Sans doute, notre puissance s’est accrue ; mais notre sagesse est restée à la traîne, au point que l’on pourrait bien penser à une origine effectivement luciférienne de notre science et de nos pouvoirs, comme le laisse croire le mythe hébraïque. Admettons même que Lucifer est, lui aussi, un dieux, dont l’intention a été de faire de nous des dieux dans le mauvais registre ! Sommes nous pour autant parvenus au bout de ce diabolique sentier indiqué, à la fois, par Prométhée des Grecs et par Lucifer des Hébreux ? La réponse à cette question est assurément d’ordre négatif.
Au bilan, il nous faut bien accepter qu’à tout point de vue, le génie humain, qu’il soit d’origine divine ou luciférienne, a encore ses limites. L’homme n’est devenu ni Dieu, ni Satan, par le fait de l’accroissement de son savoir et de son savoir-faire ! Nous sommes encore loin de l’omniscience et de l’omnipotence des êtres divins. Notre technologie reste encore impuissante face au vieillissement de ce corps biologique qui fait justement la grande différence entre nous et les dieux. L’humain est assujetti à la temporalité, à la dégradation et à la mort ; il est « un être pour la mort ». C’est justement cette réalité pathologique de notre présence au monde qui recevra bien difficilement une solution technologique. En dehors d’une perspective de survie spirituelle, toute espérance d’éterniser technologiquement notre vie, pose de graves problèmes éthiques, socio-politiques, et exige notre recréation dans un autre statut que celui de l’humain. De toutes les façons, notre orientation actuelle par rapport au réel, que ce soit dans la sphère des phénomènes physiques ou dans celui plus délicat du monde biologique, relève de la logique explicatrice, dominatrice, réparatrice et transformatrice, plutôt que de celle recréatrice. Malgré une telle orientation pragmatique et utilitariste de nos technologies, il est peu probable, qu’elles puissent un jours nous libérer de cette plaie béante de notre conscience d’humain tragiquement marquée par les malaises du désespoir, de l’inquiétude ou de la solitude de l’être individué. Il n’y a donc pas d’espoir que nos technologies, tout en poussant toujours plus loin les frontières de l’humainement possible, puissent nous ériger en dieux, au cœur d’une réalité visiblement faite pour abriter des êtres limités. L’humain n’aura-t-il donc livrer son âme au diable que pour demeurer humain, sans possibilité d’accès au statut des dieux ?

Zassi Goro
Professeur de Lettres et de Philosophie
Kaceto.net