Dans son essai "En finir avec la culture du viol", la militante féministe Noémie Renard revient sur les nombreux mythes qui entourent le viol et conduisent à une mauvaise compréhension de ce crime.

"Tu l’as vue la nana ?" Dimanche 9 juin, sur la chaîne RMC Sport, le chroniqueur sportif Daniel Riolo et l’ancien footballeur Jérôme Rothen ont tenu des propos sexistes visant la Brésilienne qui accuse le footballeur Neymar de viol. "Le mec, il peut avoir tout ce qu’il veut et il a pris une Ligue 2", a commenté Daniel Riolo. "Quand tu t’appelles Neymar, normalement c’est Champions League (...) Là ça joue les barrages, c’est un Lorient quoi", a renchéri son acolyte.

Cet échange misogyne a suscité une vague de réactions outrées sur les réseaux sociaux. La secrétaire d’Etat à l’Egalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa, a signalé ces propos au CSA et a dénoncé "une méconnaissance de la culture du viol". Mais qu’est-ce que la culture du viol ? Quels mythes entretient-elle ? Comment comprendre la réception des affaires de violences sexuelles – DSK, Weinstein… – à l’aune de ce concept ? Franceinfo a interrogé la militante féministe Noémie Renard, autrice de l’essai En finir avec la culture du viol (Les Petits Matins).

Franceinfo : Comment définir la culture du viol ?

Noémie Renard : Cette expression est née dans les années 1970 au sein du mouvement féministe radical américain, à New York. Les féministes cherchaient à travers ce concept à démontrer la réalité des violences sexuelles envers les femmes.
La culture du viol, c’est l’ensemble des mythes, stéréotypes et idées reçues qu’une société a sur le viol.

Certaines personnes n’aiment pas trop ce terme. Pour elles, la culture, c’est l’art, la littérature, la gastronomie… Quelque chose de positif. Mais la culture, c’est un terme qui peut être plus large que ça : il désigne les valeurs, croyances et traditions d’une société. Cette expression montre aussi que les violences sexuelles ne sont pas une exception ou une déviance, mais la continuité de notre société. Et puisqu’il s’agit de notre culture, nous pouvons agir dessus et ne pas se dire qu’il s’agit d’une fatalité.

Quels sont les stéréotypes les plus fréquents associés à cette culture du viol ?

Si on reprend l’affaire Neymar, on voit que la femme qui a porté plainte est perçue comme une manipulatrice, une menteuse qui veut obtenir de l’argent. Cela fait référence à un vieux mythe des femmes qui utilisent leur sexualité pour obtenir des biens ou des services face à des hommes victimes, vulnérables. Cela s’illustre dans toute notre histoire, comme la mythologie autour des sorcières par exemple, ces femmes qui se laissaient séduire par le Diable…

Il existe aussi un mythe selon lequel les hommes violent car ils ont des pulsions sexuelles qu’ils ne peuvent pas contrôler. Dans l’imaginaire commun, le violeur est un homme laid, qui n’a pas accès à une sexualité consentie. Mais c’est faux : de nombreuses études montrent que les violeurs ont une sexualité normale, qu’ils ont d’ailleurs en moyenne plus de partenaires sexuelles que les hommes qui ne violent pas.

A contrario, on minimise le désir des femmes, on estime que si elles sont violées, c’est quelque part flatteur car le plus grand accomplissement qu’une femme peut réaliser dans notre société, c’est de susciter le désir des hommes. Il s’agit pourtant moins de désir que de domination masculine. C’est pour cette raison qu’on peut entendre qu’une femme jugée laide qui est violée doit se sentir flattée.

Donc il n’existe pas de "profil" du violeur…

Les médias, le cinéma, la littérature nous ont longtemps présenté le viol comme le crime d’un inconnu armé dans un souterrain, mais cela ne correspond pas à la réalité sociale et culturelle du viol. En France, selon les données du Collectif féministe contre le viol, on voit que les violeurs appartiennent à toutes les classes sociales : ils peuvent être médecin, boulanger, chanteur…
Il existe un mythe du violeur chômeur, marginal, fou. Mais le violeur, c’est monsieur Tout-le-monde. Il n’existe pas de profil sociologique particulier.
D’ailleurs, un rapport commandé par l’Union européenne en 2009 montrait que seuls 7% des suspects de viol avaient une maladie psychiatrique, c’est-à-dire une minorité. Selon l’enquête Virage de 2017, plus de 90% des auteurs de viol sont des hommes, et environ 85% des victimes sont des femmes. Sur une période d’un an, les femmes handicapées subissent trois fois plus de violences sexuelles que les femmes valides, d’après une étude américaine. Les mineurs sont aussi très souvent victimes. Par ailleurs, dans la majorité des cas, l’auteur du viol fait partie de la famille ou des proches de la victime : il peut s’agir d’un parent, d’un ami ou du conjoint. Très souvent, le violeur est connu de la victime. Au total, 94 000 femmes ont été victimes de viol chaque année entre 2011 et 2017, d’après l’enquête "cadre de vie et sécurité" 2018.

En janvier 2018, lors du mouvement #MeToo, une tribune publiée dans "Le Monde" défendait "la liberté d’importuner". Existe-t-il une culture du viol propre à la France ?

La culture du viol en France n’est pas la même qu’aux Etats-Unis. Je pense qu’en France, quand on lit cette tribune [du Monde] ou le traitement de l’affaire DSK, il y a l’idée très ancrée que c’est le pays de la séduction et de l’amour galant. Quand les féministes rétorquent qu’il s’agit de violences sexuelles, on leur dit qu’elles se sont fait laver le cerveau par les Américaines, qu’elles ne comprennent rien à la séduction à la française, que cette dernière ne répond à aucune règle, que les baisers volés sont romantiques…
En France, certaines violences sexuelles sont perçues comme du romantisme, presque un art.
Si l’on critique ces violences sexuelles, cela veut dire qu’on serait insensible à cet amour, cette sensualité. Cette romantisation des violences sexuelles est issue d’une longue tradition, notamment celle de la littérature libertine du XVIIIe siècle. C’est un héritage de cette époque.

Quelles sont les conséquences pour les victimes ?

Lorsqu’elles vont porter plainte et lorsqu’elles rencontrent des médecins, policiers, etc., on leur demande souvent si elles sont sûres qu’elles ne l’ont pas cherché, si l’acte qu’elles décrivent "est vraiment un viol". Les questions peuvent être très intrusives ou ont plus à voir avec les stéréotypes.
Par exemple, si la victime a été violée par son mari, certains agents de la chaîne judiciaire peuvent estimer qu’il ne s’agit pas vraiment d’un viol. Sous l’Ancien Régime, un violeur était d’ailleurs souvent condamné pour adultère. Le problème n’était pas d’avoir violé une femme, mais celle d’autrui.
Ce qui importait, ce n’était pas si les femmes consentaient ou non, mais si les règles entre les hommes étaient respectées. On voit bien aujourd’hui qu’on est encore dans l’héritage de cette vision.
Par ailleurs, selon la loi, un viol désigne toute pénétration sexuelle par violence, contrainte, menace ou surprise, donc cela n’est pas forcément un pénis dans un vagin, cela peut être un doigt, un objet… Mais dans les faits, les viols digitaux ne sont jamais traités comme des viols (des crimes), mais comme des agressions sexuelles (des délits). Ces mauvaises compréhensions du viol minimisent la parole des victimes. Cela peut être très culpabilisant. Elles vont se sentir dévalorisées, penser qu’elles méritaient ce qu’elles ont subi, cela renforce leur détresse.

Dans quelle mesure cette culture repose-t-elle aussi sur des stéréotypes racistes ?

Les stéréotypes racistes et socio-économiques ont de lourdes conséquences sur les hommes et les femmes. Dans l’histoire, le viol a toujours été une arme de conquête pour dominer les peuples : je pense à l’esclavage, la colonisation ou la guerre en Syrie aujourd’hui. Dans les Antilles et sur le continent américain, les esclaves étaient la propriété de leurs maîtres, qui pouvaient donc violer les femmes esclaves.

De ces périodes découlent des stéréotypes racistes qui persistent aujourd’hui. Les femmes noires sont perçues comme hypersexualisées, ayant une sexualité "débridée", et on a du mal à les voir comme des victimes. Au contraire, les femmes asiatiques sont perçues comme soumises et on a du mal à reconnaître les violences dont elles peuvent faire l’objet.
Du côté des suspects, des études menées au Royaume-Uni, en Nouvelle-Zélande, aux Etats-Unis montrent que certaines caractéristiques ont un impact sur le traitement judiciaire des plaintes. Ainsi, un suspect noir va davantage être l’objet d’une enquête de police poussée alors que les plaintes qui concernent des hommes blancs font davantage l’objet d’un classement sans suite. L’homme noir, arabe, est davantage perçu comme hypersexualisé donc davantage "violeur". Idem pour les classes sociales : les hommes prolétaires, chômeurs, sont vus avec plus de suspicion que les hommes des classes aisées.
Face à la justice, ils ne sont pas non plus égaux. Les hommes issus des classes populaires ont moins de moyens et de ressources pour se défendre lorsqu’ils sont accusés.

La loi actuelle sur le viol est-elle suffisante ?

La loi française définit le viol comme "tout acte de pénétration commis sur la personne d’autrui ou sur la personne de l’auteur par violence, contrainte, menace ou surprise". Il n’y a pas de notion de consentement. Bien souvent, on déduit donc l’absence de consentement par la présence de violence, contrainte, menace ou surprise.
Mais cela pose problème, car cela suppose que l’on est consentant par défaut. Si une femme subit un viol, si elle ne se débat pas, ne se défend pas, on estime qu’il n’y a pas de viol.
Lors d’un viol, les victimes sont très souvent sidérées. Elles vont arrêter de bouger, ne vont plus pouvoir réagir et rester figées. Le violeur n’a pas besoin d’user de contrainte, menace, violence ou surprise.
C’est aussi vrai face à un mineur, une personne handicapée et toute personne en situation en vulnérabilité. Cette définition française ne tient pas compte de cette réalité. Dans le cas des accusations envers Neymar (dont l’enquête est toujours en cours), il y a cette idée que puisque la plaignante était consentante au départ, il ne pouvait pas y avoir viol. Mais le consentement est rétractable à tout moment. En outre, ce n’est pas parce qu’on consent à certaines pratiques qu’on consent à d’autres. Notons aussi que le consentement doit être libre : si l’on accepte des rapports sexuels non désirés afin d’éviter certaines conséquences négatives (la pauvreté, la colère ou la désapprobation du conjoint, etc.), alors on ne peut pas parler d’accord libre.
La notion de consentement peut être dangereuse si l’on ne réfléchit pas aux conditions dans lesquelles un consentement est donné.

Comment agir pour faire évoluer ces discours ?

Chacun et chacune peut agir individuellement à son niveau, en parler autour de soi. Si on a des amis ou collègues qui partagent des stéréotypes sur le viol, on peut leur dire que la réalité n’est pas comme cela. Les médias ont aussi leur rôle dans les représentations. Dans les formations, les études de médecine ou de droit, il faudrait des cours sur les violences sexuelles, pour comprendre la réalité de ces violences et savoir écouter les victimes. La culture du viol se nourrit des inégalités entre les hommes et les femmes, du racisme, des inégalités socio-économiques.
Favoriser l’indépendance et l’autonomie des personnes handicapées, trois à quatre fois plus victimes de violences que les personnes valides, c’est aussi lutter contre la culture du viol. C’est également une question de moyens : un changement de loi ne serait pas suffisant pour avoir une condamnation effective des violences sexuelles, il faut former les magistrats et policiers, pour éviter les correctionnalisations [requalification d’un viol en agression sexuelle pour le juger en correctionnelle et non aux assises] et les classements sans suite non justifiés.

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