L’universitaire Pierre Bouda, enseignant de philosophie n’est pas du tout content de la manière dont on célèbre les 20 ans du Mouvement du Manifeste pour la Liberté (MML).
Selon lui, il y a comme un travestissement de la vérité sur l’identité des fondateurs de ce mouvement des intellectuels qui a donné le tournis au pouvoir de Blaise Compaoré.
Alors de sa plus incisive, il remet les choses en place. Pour qu’on rende, selon ses mots, à "Lazare, ce qui est Lazare". Pour l’histoire aussi.

Il y a 20 ans, j’ai participé, avec un activisme enthousiaste, à la création du Mouvement du Manifeste pour la Liberté (désormais M.M.L). Quelques mois plus tard, j’en suis parti sans me retourner. Sans me retourner : depuis lors, je n’ai pas pris part à une activité organisée par le dit mouvement, je n’ai pas émis une opinion sur ce qu’il est devenu, sur ce qu’il aurait pu ou dû être ; je ne me suis pas préoccupé de ce qu’ on y fait, de ce qu’on y dit ou de ce qu’on y pense. Quand on part, on part ; on ne tourne pas en rond. J’ai été heureusement soutenu dans cette résolution par le fait que rien de ce qu’on nomme « hésitation » ou « repentir » ou « remord » ou « regret » n’a, l’espace d’un instant, troublé mon âme, tranquillisée par la conviction de la solidité et de la pureté de mes positions. De plus, je ne voulais pas qu’une maladresse évitable vienne de ma part jeter de la salissure sur un mouvement à la prime histoire duquel, quoiqu’il advienne dans le futur, mon nom est attaché. Enfin, je tremblais à l’idée qu’on puisse me soupçonner d’avoir une attitude facilement explicable par le ressentiment, la rancune, l’acrimonie ou le désir a priori de dénigrer.
Et c’est ainsi que j’ai pu appliquer au MML le mot de Sacha Guitry : « Qu’on me foute la paix, je m’accommoderai du reste ». Je croyais pouvoir être payé en même monnaie.
Quelle naïveté ! Je n’aurais jamais dû oublier que dès que j’ai quitté le M.M.L, un de ceux qui s’étaient érigés gardiens du temple n’a pas craint d’infliger à un de mes amis une vingtaine de minutes d’un discours scabreux dont l’objectif était de le persuader qu’en tous cas j’étais devenu CDP. Rien que ça ! Un autre de mes amis, qui n’en pouvait mais, a dû subir des assauts répétés du même triste sire, à l’effet de l’amener à adhérer à toutes sortes d’horreurs sur mon compte. J’aurais dû me souvenir qu’alors que j’étais encore dans le mouvement, des manœuvres sordides ont été entreprises pour me dessaisir du rôle qui m’avait été régulièrement confié ; et que c’est cela, entre autres joyeuseries de la même farine, qui m’avait décidé à aller m’accouder à l’écart, horrifié à l’idée de fréquenter un temple dans lequel les marchands tiennent le fouet.
Cette espèce des paix des braves, je ne peux plus l’observer. En effet, mon attention a été attirée par des gens soucieux de la vérité historique sur un article paru dans le N0 24 du journal du MML, consacré au 20ème anniversaire du mouvement. Je crois devoir relever deux points, laissant de côté d’autres détails malencontreux sur lesquels je pourrais, éventuellement, revenir : la dévalorisation de l’action des initiateurs et l’explication des raisons qui ont amené la plupart de ceux qui conduisaient le navire à se retirer.

A Lazare ce qui est Lazare

Parmi les accessoires utilisés dans l’article pour disqualifier les initiateurs du mouvement, il y a un passage curieux sur le type de paternité qu’il convient de reconnaitre à ceux qui, les premiers, ont écrit, publié et signé le manifeste, donnant le branle au mouvement. On y prétend qu’il s’agit, somme toute, d’une « paternité théorique » ; l’idée étant que le régime Compaoré était si inamendable que tôt ou tard, les intellectuels allaient d’une façon ou d’une autre se dresser contre lui. La réaction des initiateurs du MML était en quelque sorte écrite d’avance, inscrite dans la gestion criminelle du pouvoir qui était la marque déposée du régime Compaoré. Les anthropologues spécialistes de la parenté se pencheront attentivement sur ce nouveau type de paternité qui vient encombrer la famille en crise. Avec cette étrange conception du déterminisme politico-historique, l’honneur des mouvements de résistance reviendrait aux tyrans, aux dictateurs et à leurs satrapes dont l’action aurait, mécaniquement, suscité la réaction. On pourrait, prolongeant la réflexion, dire que ni Thalès, ni Galilée, ni Newton ou Einstein n’ont droit à une mention historique puisqu’ils ne peuvent prétendre qu’à une paternité toute théorique de leurs découvertes : tôt ou tard, quelqu’un ici ou ailleurs serait parvenu aux vérités qu’ils ont révélées. Ceci n’est pas une analyse ; c’est une dissertation scolaire : c’est le moment où le candidat baille devant la page blanche, secoue vigoureusement la tête de droite à gauche triture son cerveau de toutes des manières, l’essore et recueille goutte à goutte tout ce qui en dégouline de confus, d’abstrus et d’abscons.

Loin de moi l’idée de statufier des gens qui, en définitive, n’ont fait que leur devoir. Mais que, dans le cadre du vingtième anniversaire, on manque de souligner la hauteur de vue et la profondeur de l’engagement « pour le progrès et la liberté » de celui qui a été le premier de cordée me semble être une maladresse répréhensible peu ou prou. Et cette maladresse se transforme en imposture quand, dans le même geste, on sait prendre le temps qu’il faut pour aménager des auréoles autour de deux personnes saisies dans la posture de saints patriarcaux, comme « caractérisés par une simplicité » animés d’une passion raisonnable pour la liberté, « pétris de culture et d’expérience.
Ce tour de passe a un but : donner à croire que Savadogo Mahamadé et Sanou Alain sont les véritables initiateurs du MML.
Or rien n’est plus faux !
La providence a permis que les cinq membres du Comité d’initiative soient toujours en vie, et ils peuvent donner, chacun, un témoignage pour la vérité. Pour ma part, voilà ce que j’ai vu et vécu.
Un jour, Pierre Nakoulima me convoque, littéralement, chez lui pour une action dans le cadre du mouvement « Trop c’est Trop ». Il s’agissait d’un texte que Lazare Ki Zerbo avait écrit et que, dans la tradition des intellectuels, il avait appelé « manifeste » (en l’occurrence pour la liberté). La question était : comment faire de cette réaction intellectuelle classique un mouvement permanent d’action ? Lui, P .Nakoulima avait, en accord avec Lazare.Ki-Zerbo, pris quelques initiatives (par exemple, coopter trois autres personnes : Sanou Alain, Savadogo Mahamadé et moi, Pierre Bouda, simple fils de ma pauvre mère) ; et pour la suite, il proposait une réunion à cinq pour aviser. Cette réunion, présidée par Lazare et Nakoulima, consacra la naissance de ce qui, très vite, fut appelé Comité d’initiative.
Lazare Ki-Zerbo est un homme qui, sous des dehors tranquilles et désintéressés de tout, cache un tempérament d’acier. En même temps, son attachement à la cause de la liberté a quelque chose du feu ardent. Son engagement aux cotes du peuple est épuré de toute hypocrisie, de toute mesquinerie, de toute petitesse. A l’occasion de la mort du journaliste camerounais Pius Njawe, il sera tourmenté par la même volonté que lumière et justice soient faites. Dans la tempête, il sait rester calme mais ferme Il n’a pas manqué de ce panache qu’on appelle aussi charisme
C’est cet homme fait de chair et de convictions fortes, cet homme à la détermination réfléchie, qui devait porter en lui le projet du manifeste. Et, en ce sens précis, il a effectivement la paternité théorique du mouvement : il a eu l’idée d’une protestation qui se place largement sur le plan du combat pour des valeurs idéales. En ce sens précis également, P.Nakoulima a la paternité pratique du M.M.L : c’est lui qui a agi concrètement pour que le projet théorique de Lazare Ki-Zerbo prenne corps et s’inscrive dans la réalité. C’est sous son inspiration que furent cooptés les 3 autres membres ; c’est lui qui remua ciel et terre pour que soient organisées certaines activités initiales du M.M.L. par exemple le premier colloque du mouvement, etc.
Voilà des faits dont il ne faut pas se débarrasser allégrement sous prétexte d’ « histoire sommaire » !
La bassesse inattendue
Qui est le véritable auteur de l’article en question ? Ici, ce problème n’aura pas d’importance. Par contre, il n’est pas sans intérêt de noter que celui qui l’a signé n’était pas là au moment des faits, mais qu’il n’a pas cru bon de contacter les acteurs avant de balancer certaines affirmations graves. Il n’a pas pris contact avec moi ; il ne s’est pas informé auprès de Nakoulima qui détient la documentation du M.M.L naissant. Et on peut le dire : il n’a pas interrogé Lazare Ki-Zerbo. C’est traiter cavalièrement l’histoire et négliger (pour on ne sait quelles obscures raisons) la vérité que d’écrire sur la genèse d’un mouvement que l’on n’a pas connue et faire à ce sujet des affirmations sans nuances, condamner péremptoirement des gens que l’on ne connait pas et sans les avoir, au préalable entendus (j’imagine qu’il ne m’a jamais entendu dire quoi que ce soit sur le M.M.L. A moins qu’il ne doive toute son information et l’orientation de ses propos à ceux qu’il appelle complaisamment « les deux rescapés » !

Quel est le point qu’il me faut quereller ? C’est le suivant : sous le chef « Les acteurs historiques à l’épreuve des intérêts et de la répression », l’article décrit le courroux et en même temps la frayeur du pouvoir devant des succès du M.M.L ; et surtout les conséquences : le régime, concentrant sa fureur répressive sur « le mouvement des intellectuels » (sans minorer l’importance du M.M.L , il faut quand même se rappeler de l’existence militante des mouvements membres du Collectif et de personnalités imposantes comme Tollé Sagnon), mit en branle une dynamique répressive et le mouvement dût en ressentir les secousses. L’épicentre en aurait été le comité d’initiave qui en aurait été ébranlé : « Aux premières menaces de licenciements et aux intimidations, les premières dissensions se firent jour et au sein du Comité d’initiative mais aussi avec les autres structures qui ne tardèrent pas à prendre leurs distances. Sur les cinq initiateurs au départ, trois démissionnèrent lorsqu’il fut question de passer du Comité d’initiative à une coordination nationale, de passer de la théorie à la praxis » (sic). Les deux autres sont présentés dans la suite comme ceux qui n’ont pas déserté le terrain de la lutte (inter alia, ceux qui sont partis sont des déserteurs qui ont fui le navire dès « les premières menaces de licenciement et (les) intimidations ».
Il est clair, à ce point, que là gît une bassesse sans nom, que l’article en dit à la fois trop et pas assez. Il en dit trop : une explication diffamante et large d’évènements qui méritent une attention plus serrée et une analyse plus que nuancée est servie au lecteur pour qu’il adhère à un certain point de vue. Il n’en dit pas assez : des affirmations aussi péremptoires et aussi graves devraient être soutenues par des faits précis : qui a succombé sous les coups de boutoir de quel acteur politique maniant pour ce faire intimidation et menace de licenciements ? De quel type d’intimidation s’agit-il ? Quels intérêts étaient effectivement en jeu ?) En l’absence d’une telle documentation, l’honnête homme recule d’horreur devant ce qu’il sent n’être que l’œuvre de diffamateurs à gage ! Je mets en demeure ceux qui s’ingénient ainsi à tronquer l’histoire à détailler, à factualiser leurs propos insultants, au nom sinon de la camaraderie passée (je constate que c’est du passé), du moins de la vérité historique.
Ayant été le premier à partir, je ne connais pas les raisons pour lesquelles les autres ont quitté la structure. Quant à moi, j’ai rendu mes raisons claires à ceux qui étaient alors mes compagnons. Je les énumère dans un ordre aléatoire :
D’abord j’ai été étonné de la cooptation des syndicats (Synter et Sness).
Je n’ai pas souvenance d’une réunion où il aurait été décidé d’intégrer ces mouvements dans un organe de pilotage.
L’adhésion collective au M.M.L m’a toujours semblé introduire de la corrosion dans la qualité de l’engagement du membre. En effet, à côté de celui qui a adhéré individuellement et personnellement, sur la base d’une analyse lucide des objectifs du M.M.L, il y aurait des adhérents implicites qui seraient membres du M.M.L simplement parce qu’ils sont membres d’un syndicat !
En plus de la confusion des genres que cela entraine nécessairement, il y avait une source de déception personnelle : j’avais pensé à un mouvement novateur qui s’attacherait à mettre en place un logiciel nouveau. Or, les syndicats sont des structures classiques dont l’esprit et l’action ne pouvaient pas être pensés dans le cadre du M.M.L. Naïvement peut être, je pensais à un bouillonnement intellectuel selon le modèle de 1789 (avec ses clubs et ses journaux) ou de Mai 1868 (avec son foisonnement de mots mémorables) mais dont l’originalité était à penser.
Le dimanche 12 ou 14 décembre 1997 (je n’ai pas mémoire des dates), Norbert Zongo par erreur me déclarait mort, sur le plateau de la TNB dans le cadre de l’émission « kiosque » d’Isac Semporé. Il se proposait alors de me parler « outre-tombe ». (Il apportera une rectification un peu plus tard dans un numéro de l’indépendant). Un an, jour pour jour plus tard (dimanche de la même semaine), il succombait sous les coups de ses assassins. J’avoue que, pour je ne sais quelle impalpable raison, cette coïncidence a jeté un trouble dans mon esprit. Ce trouble a cessé dès que je me suis jeté corps et âme dans le M.M.L pour contribuer à forcer le régime Compaoré à faire la lumière sur les évènements du 13 décembre 1998, et à faire justice à Norbert Zongo. A cause de cela, j’étais rivé sur l’affaire elle-même, sur la contribution des « intellectuels » au mouvement « Trop c’est Trop » ! Quel ne fut pas mon dépit lorsque, rassemblant des choses et d’autres, j’eus l’impression que certains pensaient exclusivement au coup d’après !
Sans compter le reste : par exemple on eut tendance, comme ça , à avaliser le fait que J.P.Guengané, que nous avions sollicité pour présider une assemblée, commença (en fonction de sa façon de voir les choses) à citer les membres du Comité d’initiative selon grade et le diplôme de telle sorte que Savadogo Mahamadé sans autre forme de procès se mit à présider les réunions en dehors de toute décision réglementaire
Après mon départ du M.M.L, j’ai eu le bonheur d’approfondir la réflexion sur l’action sociale avec J.B.Ouedraogo. C’est un homme à l’intelligence pénétrante, ami de la rigueur, de la pensée claire et de la novation, dont la finesse de la pensée contraste fortement avec la grossièreté des manières d’autres parangons de la vertu. Son engagement pour la cause de la démocratie est d’une qualité qui force l’admiration respectueuse. Ses initiatives, nombreuses, sont toujours bien inspirées. Sa perspicacité a fortement manqué au Comité d’initiative. Il se serait parfaitement entendu avec Lazare Ki Zerbo. Et avec Pierre Nakoulima, esprit superbement rebelle, activiste entreprenant et toujours prêt à prendre ses responsabilités personnelles dans la dénonciation, dans la proposition ou dans l’action concrète lorsqu’il lui semble que l’injustice et la médiocrité menacent de tordre le coup à l’équité et à la compétence. Dans la précipitation qui a caractérisé nos premières actions, sa lucidité fut souvent salvatrice.

Quant aux autres, le diable les reconnaîtra comme siens.
Avec J. Bernard Ouédraogo, nous avons développé des initiatives dont certains ont connu des succès mitigées, alors que d’autres n’ont pas vu le jour. Parmi ces initiatives, je retiens :
La confection et la distribution d’un journal quotidien, une feuille d’informations sur les activités du collectif (le but était l’animation quotidienne sur le campus) ;
La rédaction d’un appel à contribution pour une publication, les « mélanges Norbert Zongo » ;
La création d’un cadre de discussions appelé « Espace Ouvert ».
Au fil du temps, j’ai avancé dans la compréhension des causes de l’échec de certains projets, mais les leçons que nous avons tirées ont permis à Jean-Bernard Ouédraogo d’initier d’autres actions jusque dans le cadre du mouvement de protestation contre la révision de l’article 37.
Certains jeunes, du fait justement de leur jeunesse, allient la fougue dans l’engagement à l’ignorance de l’histoire des cadres dans lesquels ils vivent leur engagement ; ils peuvent facilement être instrumentalisés pour des projets sournois qui n’ont que peu à voir avec leurs idéaux. Ce n’est pas leur rendre un mince service que de lever un pan du voile que le temps a déposé sur les faits et que ceux dont le désir le plus vif est de pontifier en rond, s’emploient à épaissir.

Pierre Bouda ; Professeur de Philosophie
Kaceto.net