L’invitation du président français Emmanuel Macron faite aux cinq chefs d’Etat des pays du G5 Sahel continue de susciter des réactions. Ci-contre, celle de Gilles Yapi, analyste politique déclinée en 17 points. Instructif !

Quelques réflexions à chaud - c’est rare - après l’injonction faite aux chefs d’Etat du G5 Sahel de venir clarifier auprès du président Macron leur demande de présence militaire française, par temps de montée du sentiment anti-français dans leurs pays.
1. La France est intervenue militairement en 2013 sur demande des autorités intérimaires maliennes, dans un contexte de vulnérabilité réelle du pays et de danger de décomposition totale.

2. On sait maintenant que la France était militairement fort préparée pour intervenir dans la zone et qu’elle a aidé à rendre compatible la demande malienne avec les modalités choisies de son intervention.

3. On sait que cette intervention a été modulée en fonction des territoires concernés et que Kidal a été traité différemment sur fond de rapports ambigus voire cordiaux avec le mouvement rebelle du MNLA qui avait déclenché les hostilités en 2012.

4. On sait que cette approche politico-militaire française à Kidal a été perçue par la plupart des acteurs civils et militaires maliens comme un double jeu de leur partenaire français pourtant acclamé pour la libération de Gao et de Tombouctou.

5. Depuis 2013, la situation sécuritaire s’est ponctuellement améliorée dans certaines régions du nord mais elle s’est globalement détériorée dans le pays, avec une multiplication parfaitement prévisible des groupes armés dans le nord (avec la perspective de l’accord de paix et de ses prébendes), une dissémination des acteurs de la violence terroriste et d’autres dans le centre puis dans les zones frontalières avec le Niger et le Burkina Faso.

6. Depuis 2015-2016, le Burkina Faso a commencé à être gravement touché par l’expansion de la violence terroriste puis milicienne, avant de basculer dans une insécurité inédite en 2018-2019.

7. On ne peut donc pas dire que la présence militaire française (et celle des autres aussi certes) ait permis de bloquer l’expansion des groupes armés dans la région sahélienne.

8. On ne connaît pas le "contre-factuel", c’est-à-dire qu’on ne sait pas si la situation serait meilleure aujourd’hui si la France n’avait pas installé Barkhane après Serval et n’avait pas pris une place prépondérante dans le dispositif de réponse militaire et donc aussi politique au Mali et au Sahel. On ne sait pas et on ne le saura jamais, c’est le propre des évènements qui auraient pu se passer mais qui ne se sont passés. On ne peut pas les observer et en apprécier les conséquences.

9. On ne peut pas examiner la situation actuelle et l’analyser sans revenir sur les facteurs structurels et les facteurs déclencheurs de la crise malienne. On ne peut pas oublier le facteur déclencheur ou accélérateur libyen. La France y est pour quelque chose, celle de Sarkozy certes mais c’est la France.

10. En Libye aussi, on ne saura jamais le contre-factuel, ce qui se serait passé si Kadhafi n’avait pas été assassiné et si la solution militaire extérieure sans stratégie politique n’avait pas été choisie. Le Mali aurait peut-être basculé quand même dans la crise une ou quelques années plus tard. On ne sait pas.

11. Avec ou sans la Libye, le Mali avait de bonnes chances de finir par basculer dans une crise, tant la fragilité de ses forces armées, la mauvaise gouvernance politique et économique de ses élites dirigeantes et la toute-puissance des réseaux de criminalité organisée au nord comme au sud ne faisaient pas de doute. Certes la situation n’était peut-être pas bien meilleure dans d’autres pays de la région mais la taille de sa population, son historique de rébellions armées dans le nord et son voisinage l’exposaient particulièrement. Il ne faut pas oublier qu’AQMI, matrice des groupes armés "jihadistes" du Sahel est un sous-produit des années de terreur en Algérie.

12. Le Burkina Faso aussi était particulièrement vulnérable ces dernières années à cause du changement politique majeur de 2014, la chute du régime Compaoré d’essence militaire. Si la déstructuration de l’armée a fragilisé le pays, les jeux dangereux de Compaoré dans la région ont aussi probablement rendu le contrecoup plus brutal. Honnêtement, il ne s’agit là que d’hypothèses, pas de certitudes.

13. La France n’est pas une nouvelle venue dans le paysage politique et militaire sahélien et africain. On pourrait épiloguer longtemps, ex-colonie par ex-colonie africaine, sur les ingérences de la France dans leurs affaires politiques internes et sur l’influence parfois déterminante, et durable, des choix politiques de la France sur la nature des régimes au pouvoir dans plusieurs pays. Le Burkina Faso sous Blaise Compaoré en était une illustration. Alors il y a des exagérations certaines du rôle et de l’influence de la France dans les affaires politiques africaines mais il y a aussi des faits historiques nombreux, documentés, incontestables qu’il ne faut pas aujourd’hui balayer du revers de la main parce que ce serait du passé. Il n’y a pas d’étanchéité entre les périodes historiques qui se succèdent. Les ingérences mêmes passées ont encore des conséquences évidentes sur les contextes actuels parce que les facteurs de long terme sont bien ceux qui expliquent le plus la dramatique faiblesse des États du Sahel aujourd’hui. Ce ne sont pas les chefs d’État actuels, sauf peut-être Idriss Déby du Tchad, grand allié de Paris depuis des décennies, qui sont les principaux responsables de l’état de délabrement de leurs armées par exemple. Ce sont des décennies de laxisme et d’irresponsabilité engageant un grand nombre de gouvernants et de leurs soutiens. La France y est donc pour quelque chose quand elle a soutenu de tels pouvoirs. Même si c’est pour peu, c’est pour quelque chose. C’est trop facile de faire aujourd’hui comme si la France a atterri dans le Sahel seulement en 2013 en terrain géopolitique et militaire nouveau.

14. Si la France y est pour un peu, les élites politiques, militaires, économiques, intellectuelles des pays de la région y sont pour beaucoup, cela va de soi. Par temps de fixation exclusive chez beaucoup d’Africains sur le rôle de la France au Sahel, au moment où les pays continuent de se décomposer, il est bon de le rappeler.

15. Ah oui une dernière chose, pas la moins importante. J’ai vu récemment des articles qui visent à démontrer que la thèse selon laquelle la France serait présente militairement au Sahel pour défendre des intérêts économiques est farfelue. Oui elle l’est en partie – on entend des histoires rocambolesques de pillage d’or par des forces françaises et bien d’autres. Évidemment, à l’ère des réseaux sociaux, tout et n’importe quoi circule et la désinformation atteint des sommets, constituant une grave menace à l’intégrité de l’intelligence collective de nos sociétés. Mais expliquer que la présence militaire française au Sahel n’est pas « rentable » sur la base d’une comparaison entre les coûts des opérations militaires et la valeur des échanges commerciaux entre la France et les pays concernés – qui représente "peanuts" par rapport à l’économie française - est aussi une d’une grande légèreté. L’intérêt majeur de la présence au Sahel et dans une grande partie occidentale et centrale de l’Afrique, c’est justement sa présence autant que possible sur la très longue durée. La France n’est peut-être pas une grande puissance mais, que cela agace un peu ou beaucoup, elle est une des puissances de la planète, membre permanent du Conseil de sécurité, et capable de projeter encore une force militaire conséquente très loin de ses bases. Dans les autres régions du monde, elle ne joue pas et ne peut pas jouer les premiers rôles. Les États-Unis, la Chine, la Russie sont là. Alors le terrain africain est primordial pour le statut de la France sur la scène globale. Que cela soit lié directement ou non à des intérêts strictement économiques n’est pas la question. Elle a très clairement déjà cédé beaucoup de terrain sur le plan économique, y compris dans l’extraction de ressources naturelles, à d’autres acteurs internationaux, à commencer par la Chine. Mais les puissances voient loin - même si leurs décideurs politiques voient parfois très court, échéances électorales obligent, ils ne sont pas seuls à décider. Les objectifs géopolitiques, sécuritaires et économiques ne sont pas à isoler les uns des autres, l’atteinte des uns facilitant celle des autres. La présence militaire dans une autre région du monde coûte cher mais elle produit ses effets dans la longue durée, y compris pour entretenir à la maison l’imaginaire de la puissance qui rassure, étant capable d’aller assurer à des milliers de kilomètres la sécurité de ses citoyens.

16. L’affaire du Sahel, de la France, de la lutte contre le terrorisme, du G5 Sahel est compliquée comme en attestent ces quinze points loin d’être exhaustifs et pointus. Plus on s’informe sur ce dossier, moins on a de certitudes. Mais on sait au moins qu’il faut se garder des positions radicales, des préconisations qui peuvent plaire mais qui peuvent mener au désastre sur le terrain. Côté français comme côté africain, les injonctions, les formules humiliantes, les envolées grandiloquentes, les sorties déplacées, les accusations farfelues, ne font avancer personne. Que la France arrête de faire semblant de découvrir le terrain militaire sahélien et africain alors qu’elle ne l’a jamais quitté, et que les dirigeants et les voix audibles des États du Sahel arrêtent de faire semblant d’avoir encore aujourd’hui une palette d’options. Nous devrions tous, Sahéliens, Ouest-africains, Africains, savoir que le prix le plus élevé des mauvais choix dans le contexte actuel, ce n’est pas la France qui va le payer mais une vaste partie du continent africain.

17. Et pour conclure, une pensée pour toutes les pertes civiles et militaires, de toutes nationalités, de la crise multiforme dans la région. S’il y a quelque chose de fort qui unit des familles françaises à Pau et des familles maliennes et burkinabè, c’est bien la douleur de la perte d’un être cher. Le devoir de lucidité et de vérité, c’est aussi une marque de respect pour la mémoire des disparus, sans hiérarchisation aucune.

Gilles Olakoundé Yapi
Analyste politique