Le scandale de la pédophilie dans l’Eglise a conduit les hautes autorités ecclésiastiques à prononcer des sanctions contre les prêtres fautifs. Mais l’une d’elles a suscité le malaise chez beaucoup de laïcs : la « réduction à l’état laïc » des clercs mis en cause. De quoi s’agit-il et qu’est-ce qui motive la colère d’une partie des laïcs ? Denis Dambré s’y est penché sur le sujet. Analyse.

Dans la version de 1917 du Code de droit canonique qui constitue la loi au sein de l’Eglise catholique, l’article ou canon n° 214 dispose qu’un clerc, donc un prêtre ou un membre du clergé, peut être réduit ou ramené « ad statum laicalem » (« à l’état laïc »). Soit à sa demande, soit pour avoir commis une faute grave. Ainsi, le prêtre auteur d’un délit ou d’un crime peut, sur la base de cet article, être renvoyé des ordres et interdit d’exercer ses fonctions. Cependant, le retour à l’état laïc n’efface pas le sacrement reçu par le défroqué lors de son ordination. Celui-ci est juste interdit d’exercer ses fonctions.
Face au scandale de la pédophilie dans l’Eglise, le pape François a prononcé à de nombreuses reprises en 2018 et 2019 cette sanction contre des clercs. Il l’a fait, par exemple, le 16 février 2019 à l’encontre du Cardinal américain Théodore McCarrick pour abus sexuels sur mineurs. Il l’a fait aussi le 4 juillet dernier à l’encontre du Père Preynat, ancien aumônier des scouts de France pour les mêmes raisons.

Mais, si sanctionner les prêtres pédophiles répond à une nécessité et à une attente des fidèles, l’expression « réduit à l’état laïc » qui a été reprise dans les médias en a choqué plus d’un. Car elle renvoyait les prêtres pédophiles et leurs crimes dans le camp des laïcs, c’est-à-dire dans le camp des chrétiens non ordonnés pour assumer des fonctions de clercs. Un peu comme si le clergé voulait par cette sanction se laver les mains des crimes commis en son sein en donnant néanmoins à penser que le statut des chrétiens laïcs était, lui, compatible avec ces crimes.
D’où le malaise et le sentiment de nombreux laïcs d’être méprisés par le clergé. L’expression « réduit à l’état laïc » établit en effet une sorte de hiérarchie morale entre les clercs et les fidèles, les premiers s’évertuant à donner d’eux-mêmes une image de pureté au détriment des seconds, alors même que les faits sont têtus et devraient plutôt les conduire à plus d’humilité.
Il faut dire que le sentiment d’une condescendance des clercs à l’égard des laïcs n’est pas nouveau. Au 16è siècle déjà, l’un des fondateurs du mouvement protestant, le moine réformateur allemand Martin Luther (qu’il ne faut pas confondre avec le pasteur noir américain du 20è siècle, Martin Luther King), écrivait ceci dans son discours intitulé A la noblesse chrétienne de la nation allemande : « On a inventé que le pape, les évêques, les prêtres, les gens des monastères seraient appelés état ecclésiastique, les princes, les seigneurs, les artisans et les paysans l’état laïque. […] Mais personne ne doit se laisser intimider par cette distinction, pour cette bonne raison que tous les chrétiens appartiennent vraiment à l’état ecclésiastique ; il n’existe entre eux aucune différence, si ce n’est celle de la fonction, comme le montre Paul en disant [dans sa première lettre aux Corinthiens, chapitre 12, versets 12 et suivants] que nous sommes tous un seul corps, mais que chaque membre a sa fonction propre, par laquelle il sert les autres, ce qui provient de ce que nous avons un même baptême, un même Evangile et une même foi et sommes de la même manière chrétiens, car ce sont le baptême, l’évangile et la foi qui seuls forment l’état ecclésiastique et le peuple chrétien. »
Luther se plaisait aussi à rappeler que, dans les premiers siècles de l’Eglise, les chrétiens choisissaient dans la foule leurs évêques et leurs prêtres et que Saint Augustin, Saint Ambroise et Saint Cyprien ont été faits évêques sur ce mode de désignation. La hiérarchie peu à peu installée entre les clercs et les laïcs a été l’un des points de désaccord qui ont conduit au schisme entre les catholiques et les protestants.

Pour précision, Luther était moine au couvent des Augustins à Erfurt (dans l’ancienne Allemagne de l’est) lorsqu’il s’est élevé contre certaines pratiques du clergé et de l’autorité vaticane de l’époque. Il évoque d’ailleurs au sujet de cette hiérarchie une image forte qui l’avait frappé dans la chapelle du couvent :
« Quand j’étais à Erfurt, la vie monacale me paraissait l’expression la plus élevée de la piété chrétienne. Dans l’église des Augustins, je vis un tableau qui me frappa vivement. La sainte Eglise y était représentée sous la figure d’un vaisseau dans l’intérieur duquel il n’y avait nul profane, ni rois ni princes ; on n’y voyait que le pape, les cardinaux et les évêques avec le Saint-Esprit ; des deux côtés étaient rangés en ligne les prêtres et les moines, maniant les rames, naviguant ainsi vers le ciel. Quant aux laïcs, ils nageaient autour du vaisseau, s’y accrochant pour ne pas se noyer ; quelques-uns se tenaient par le moyen de cordes que les révérends pères leur jetaient par grâce et par communication de leurs œuvres, les préservant ainsi d’une mort certaine, pour les traîner après eux dans le ciel. Il n’y avait dans l’eau ni pape ni cardinal, ni évêque, ni prêtre, ni moine ; rien que des laïcs. »
L’image de ce vaisseau naviguant vers le ciel avec à son bord uniquement des clercs tandis que les laïcs se noient dans les eaux et arrivent quelquefois à attraper une perche que les clercs leur tendent par grâce a beaucoup indigné le moine Luther. Car, pour lui, ce n’était pas une juste représentation du cheminement des humains vers le ciel. Pour Luther, les clercs ne doivent pas renvoyer au peuple chrétien l’image que leur propre admission au ciel est garantie tandis que celui des fidèles reste à construire. Tout le monde est dans le vaisseau, sauvé par le Christ, et l’image du tableau de la chapelle du monastère visait uniquement, selon lui, à asseoir la domination du clergé sur les laïcs.

Après le scandale de la pédophilie dans l’Eglise, on ne peut que lui donner raison. Car les évêques et les prêtres auteurs de ces crimes ont montré que, sur le plan moral, les membres du clergé ne sont pas au-dessus de monsieur Tout-le-monde. L’expression « réduit à l’état laïc » et le relent de condescendance qu’elle véhicule n’ont donc pas lieu d’être.

Mais l’Eglise s’en était déjà aperçue et avait changé la formulation de la sanction dans la version de 1983 du Code de droit canonique. Dans ce Code réformé qui reste aujourd’hui encore en vigueur, on ne parle plus de « réduction à l’état laïc » mais plutôt de « perte de l’état clérical », même si la première expression continue d’être employée, y compris par les prêtres et les évêques. Les canons 290 à 293 du Code rénové disent désormais ceci : « Can. 290 - L’ordination sacrée, une fois validement reçue, n’est jamais annulée. Un clerc perd ce-pendant l’état clérical :
1- par sentence judiciaire ou décret administratif qui déclare l’invalidité de l’ordination sacrée ;
2- par la peine de renvoi légitimement infligée ;
3- par rescrit du Siège Apostolique ; mais ce rescrit n’est concédé par le Siège Apostolique aux diacres que pour des raisons graves et aux prêtres pour des raisons très graves.
Can. 291 - En dehors des cas du canon 290, § 1, la perte de l’état clérical ne comporte pas la dispense de l’obligation du célibat, qui n’est concédée que par le seul Pontife Romain.
Can. 292 - Le clerc, qui perd l’état clérical selon les dispositions du droit, perd en même temps les droits propres à l’état clérical, et il n’est plus astreint à aucune des obligations de l’état clérical, res-tant sauves les dispositions du canon 291 ; il lui est interdit d’exercer le pouvoir d’ordre, restant sauves les dispositions du canon 976 ; il est de ce fait privé de tous les offices et charges, et de tout pouvoir délégué.
Can. 293 - Le clerc qui a perdu l’état clérical ne peut de nouveau être inscrit parmi les clercs, si ce n’est par rescrit du Siège Apostolique. »

En somme, les cas de pédophilie dans l’Eglise doivent conduire le clergé à davantage d’humilité sur les questions de moralité. Outre son caractère dérisoire en termes de sanction, la « réduction à l’état laïc » des prêtres fautifs installe encore une sorte de hiérarchie morale entre les clercs et les laïcs. Le remplacement de l’expression par « perte de l’état clérical » montre une prise de conscience de la part des autorités ecclésiastiques. Mais l’essentiel du débat se situe ailleurs : comment des personnes auxquelles on donnerait le bon Dieu sans confession ont-elles pu commettre de tels actes ? L’Eglise doit sérieusement s’interroger et traiter les questions sans tabous pour prendre les mesures qui s’imposent.

Denis Dambré, correspondant en France
Kaceto.net