A la différence de la France ou de l’Angleterre, l’Allemagne s’est lancée tardivement dans la conquête coloniale. Pourquoi ? Tentative d’explication avec Denis Dambré, germaniste de formation et proviseur de Lycée

C’est avec un temps de retard que l’Allemagne s’est engagée dans une politique d’expansion coloniale sous la pression de ce qu’on appellerait aujourd’hui
des « lobbies ». En effet, Otto von Bismarck qui fut, de 1871 à 1890, le premier chancelier du Deuxième Reich (1871-1918) affichait un manque d’intérêt pour la colonisation. Après avoir réussi l’unification de l’Allemagne au terme de la guerre franco-prussienne de juillet 1870 à mai 1871, il avait deux préoccupations au moment précis où les autres puissances européennes s’appropriaient des territoires dans le monde : d’une part, la situation économique de l’Empire (Reich), d’autre part, sa politique étrangère en Europe.
Sur le plan économique, le chancelier du Reich nouvellement unifié avait conscience que, pour rentabiliser une colonie, il fallait miser sur le long terme. Car il fallait d’abord engager des dépenses pour sa conquête, sa défense et sa gestion commerciale et administrative, avant que l’exploitation de ses ressources et le commerce ne rapportent au pays colonisateur. Or, Bismarck estimait que l’Allemagne n’avait pas les moyens matériels de se lancer dans l’aventure coloniale et que, du reste, la colonisation n’était pas une nécessité pour elle.
D’ailleurs, le Reich ne disposait ni d’une flotte pour protéger ses colonies, ni de maisons de commerce pour les exploiter. Ses besoins en matières premières ne nécessitaient pas non plus le recours à l’expansion coloniale. Quant à son commerce extérieur, il n’était pas encore, contrairement à celui d’un pays comme l’Angleterre, assez développé pour qu’elle eût besoin de rechercher des débouchés lointains. C’est pourquoi, en 1871, Bismarck déclarait : « Les colonies seraient pour nous, Allemands, semblables aux manteaux de zibeline doublés de soie des nobles polonais qui n’ont pas de chemise pour porter en dessous. ».
Puis il précisait : « nous ne sommes pas encore assez riches pour nous permettre le luxe de posséder des colonies. ».
Mais une préoccupation de politique étrangère européenne expliquait aussi la réticence de Bismarck. L’Allemagne venait de sortir victorieuse de la guerre franco-prussienne et le chancelier n’écartait pas l’hypothèse que la France veuille prendre sa revanche. Or, le Reich étant situé au cœur de l’Europe, il savait que son pays pouvait se retrouver encerclé en cas de coalition entre la France et d’autres pays. Il s’attachait donc à ne pas humilier les Français ni se heurter aux Anglais dans une rivalité coloniale.
Bismarck s’est donc, au début de son mandat, montré réticent vis-à-vis de la colonisation. Pendant ce temps, pour des raisons de commerce ou de prestige national, une frange de l’opinion publique allemande exerçait de plus en plus des pressions sur le gouvernement pour qu’il engage une politique d’acquisition de colonies. La position du chancelier a néanmoins prévalu jusqu’au début des années 1880 lorsque des associations de promotion de l’expansionnisme virent le jour, réunissant un nombre de plus en plus important d’adhérents. La création de ces associations faisait suite à la publication de deux ouvrages sur la question coloniale. Deux ouvrages qui eurent un succès relativement important.
Le premier, paru en 1879, interrogeait dans son titre Bedarf Deutschland der Colonien ? (L’Allemagne a-t-elle besoin des colonies ?). Il était l’œuvre d’un religieux, Friedrich Fabri (1824-1891), qui exerçait les fonctions d’inspecteur général de la Mission rhénane, une des sociétés missionnaires les plus importantes de l’Eglise évangélique. Le contexte politique dans lequel parut l’essai était celui d’une course effrénée des autres puissances à l’expansionnisme colonial. Pour donner une idée, un cinquième de la surface totale de la planète a été accaparé par les Etats européens entre 1875 et 1890. Dans ce contexte, beaucoup d’Allemands craignaient que le Reich eût plus tard à regretter d’être resté à l’écart de la course.

Fabri était fermement convaincu de la nécessité de coloniser des territoires outre-mer. Bien que religieux, il développait dans son ouvrage un argumentaire qui témoignait plus de son appât du gain que de sa foi chrétienne. Pour lui, la colonisation était une question de survie (eine Überlebensfrage) pour l’Allemagne. Car il en allait de son développement économique tout comme de l’apaisement des querelles politiques internes. Par ailleurs, soutenait-il encore avec ferveur, un peuple qui accède à la puissance ne peut rester dans cette position historique qu’en se reconnaissant et en s’affirmant comme un peuple porteur d’une mission culturelle (als Träger einer Cultur-Mission).
D’où le mot d’ordre qu’il lança et qui, 18 ans plus tard (1897), sera repris presque textuellement par le secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, Bernhard Bülow, dans un célèbre discours où il revendiquait une « place au soleil » (Platz an der Sonne) pour l’Allemagne. Bülow précisait : « Les temps où l’Allemagne ne prenait part aux obligations de notre siècle que presque exclusivement par l’activité intellectuelle et littéraire sont révolus. Nous sommes devenus une entité politique puissante. »
L’essai de Fabri marque une étape importante de l’histoire coloniale allemande. Pour la première fois, des arguments construits se trouvaient réunis dans un ouvrage. Cela explique l’écho qu’il a eu dans l’opinion publique et son statut postérieur de référence initiale incontournable.
Deux ans plus tard (1881), paraissait l’ouvrage d’un autre penseur colonialiste, l’avocat hambourgeois Wilhelm Hübbe-Schleiden (1847-1900). De notoriété moins importante dans l’histoire coloniale allemande que le livre de Fabri, il était intitulé Deutsche Kolonisation (Colonisation allemande) et développait des arguments plutôt politiques et nationalistes. Pour Hübbe-Schleiden, le commerce importait moins dans l’expansionnisme que la défense de la germanité. Car l’acquisition de territoires outre-mer était avant tout l’occasion rêvée pour l’Allemagne d’accroître son influence dans le monde, de propager sa culture et de sauvegarder son identité germanique (Deutschtum).
En résumé, comme dans les autres pays européens, l’idée de coloniser des territoires a pris sa source en Allemagne d’individus intéressés par l’expansionnisme pour des raisons économiques, de prestige ou de grandeur nationale. Elle a ensuite fait irruption dans le débat public par l’entremise de ce que nous appellerions aujourd’hui des « lobbies » ; avant de devenir un projet national pensé, construit, structuré et planifié comme en témoigneront par la suite les activités des deux principales associations expansionnistes allemandes créées dans la première moitié des années 1880 : L’Association coloniale (Kolonialverein) et la Société pour la colonisation allemande (Gesellschaft für die deutsche Kolonisation).

Denis Dambré
Proviseur de Lycée
(France)
Kaceto.net