À la date où nous écrivons ces lignes (le 19 avril 2020), l’Afrique reste le continent le moins touché par la pandémie de Covid-19 qui a mis à l’arrêt la moitié de l’humanité il y a plus de deux mois. Un peu plus d’une vingtaine de milliers de cas ont été recensés dans 54 pays (sur 56) et le nombre des morts y reste faible (1 150 environ) en comparaison avec les chiffres enregistrés en Europe ou aux États-Unis .

Prédire aujourd’hui l’impact sanitaire de l’épidémie sur l’ensemble du continent africain paraît bien hasardeux compte tenu de ce que l’on sait actuellement du virus, de sa longévité, de sa résilience et de ses possibles mutations. Les études prospectives faites par quelques laboratoires européens, notamment l’équipe scientifique de la London School of Hygiene and Tropical Medicine, estiment que 450 000 personnes pourraient être infectées par le Covid-19 en Afrique d’ici au mois de mai. Si l’on applique à ce chiffre les taux moyens de mortalité constatés en Chine ou en Europe (environ 2 % des malades confirmés), l’Afrique pourrait enregistrer une dizaine de milliers de morts du Covid-19 dans le courant du mois prochain . À l’aune des autres pandémies qui touchent ou ont touché régulièrement le continent au cours de la dernière décennie (malaria, VIH, Ébola, rougeole), les pertes en vies humaines resteraient donc limitées même si l’on peut s’attendre à ce que le délabrement des systèmes de santé, la faiblesse des appareils administratifs de la plupart des États et l’extrême concentration des populations dans quelques mégalopoles, à l’image de Lagos, Kinshasa, Nairobi ou encore Khartoum, n’entraînent au fil de la pandémie des taux de mortalité plus élevés qu’en Asie ou en Europe. En sens inverse, certaines voix au sein du monde médical soulignent la forte résilience des Africains face aux infections virales, l’extrême jeunesse de la population du continent et le possible affaiblissement du virus sous les effets des fortes chaleurs que connaît l’Afrique, notamment sahélienne, en cette période de l’année.

UNE PANDÉMIE AUX CONSÉQUENCES ÉCONOMIQUES REDOUTABLES

Si la première vague des effets « sanitaires » de la pandémie ne semble pas devoir être trop douloureuse pour la plupart des pays africains, il n’en va pas de même pour la seconde vague, porteuse quant à elle des conséquences économiques d’une pandémie qui a réussi à immobiliser les appareils de production d’une large partie du monde et à imposer une récession économique sans équivalent depuis la crise de 1929. Toutes les études prospectives récentes consacrées aux conséquences économiques et sociales de l’épidémie concluent unanimement à un risque sérieux de cataclysme économique pour le continent. Ainsi, la Banque mondiale a indiqué le 8 avril, au cours d’un de ses points de presse, que « l’Afrique sub-saharienne pourrait être plongée dans la récession en 2020, ce qui serait une première depuis un quart de siècle ». La croissance pourrait « chuter brutalement de +2,4 % en 2019 à une fourchette comprise entre -2,1 et -5,1 % en 2020 ». Selon un étude de l’Union africaine (UA) publiée le 6 avril, le continent africain pourrait voir ses importations et ses exportations baisser de 35 %, soit d’environ 270 millions de dollars américains (USD) , générant une crise sociale de grande ampleur puisque plus de 20 millions d’emplois seraient menacés dans les secteurs de l’économie formelle et informelle du continent. Les principaux pays émergents que sont le Nigéria, l’Afrique du Sud et l’Angola seront les plus touchés par la crise, avec des contractions du PIB de 6 à 7 %, mais selon l’Overseas Development Institute, c’est le Kenya qui serait probablement le pays africain le plus vulnérable aux effets de la pandémie du fait de son étroite dépendance en matière de relations commerciales, d’investissements et de services aériens envers l’économie chinoise.

Compte tenu de l’importance des financements qui seront indispensables pour permettre aux États africains de faire face aux multiples conséquences de la pandémie – les ministres des Finances africains ont demandé un soutien de 100 milliards USD –, la question de la dette et de son allègement est très vite apparue comme un sujet urgent à résoudre. Évoqué par le Président français dans son allocution du 13 avril alors que le Président sud-africain Cyril Ramaphosa, président en exercice de l’UA, avait annoncé la veille la nomination d’un quatuor d’envoyés spéciaux chargés de mobiliser la communauté internationale pour une aide économique à l’Afrique , le devenir de la dette a fait l’objet d’une première décision du G20 le 15 avril. Malgré un appel des dirigeants africains en faveur d’une remise massive, les pays du G20, emmenés par les États-Unis, l’Inde et la Chine, se sont contentés de décider une suspension des paiements jusqu’à la fin de 2020. La Chine, détentrice d’environ 40 % de la dette africaine et dont on estime qu’elle a accordé 152 milliards USD de prêts à 49 pays africains entre 2000 et 2018 , sera à l’évidence au centre de ce dossier au cours des prochains mois, sachant qu’elle a, jusqu’ici, été très réticente à traiter de la question de façon multilatérale.

Plus grave encore, la crise économique pourrait se doubler d’une crise alimentaire à la suite d’une baisse de la production agricole du continent qui pourrait atteindre -7 % et de l’apparition de difficultés grandissantes d’approvisionnement consécutives à la réduction d’activité du secteur des transports maritimes sur l’ensemble de la planète. La profession évalue à 35 % la diminution du trafic maritime actuel. La dépendance alimentaire structurelle de l’Afrique, qui l’oblige à dépenser environ 65 milliards d’USD chaque année pour importer les denrées essentielles à la consommation de la population, pourrait s’aggraver dangereusement en 2021 . Si les stocks alimentaires paraissent suffisants pour faire face aux besoins en 2020, sauf peut-être pour les pays enclavés et ceux de l’Est du continent (Éthiopie, Kenya, Somalie) qui ont connu des invasions dévastatrices de criquets pèlerins et où 20 millions de personnes sont déjà menacées de famine, le très net ralentissement de l’import-export met au défi la situation alimentaire du continent pour l’année qui vient. Même si la population reste aujourd’hui rurale à près de 70 %, ses difficultés à se déplacer vers les marchés urbains conjuguées aux effets de la quarantaine et de la fermeture des frontières risquent de plonger une majorité des pays africains dans une crise alimentaire douloureuse. Les récentes tensions qui ont caractérisé certains quartiers populaires d’Abidjan et de Nairobi en sont la parfaite illustration.

UNE RIPOSTE RAPIDE ET UNIFORME FACE À LA MENACE

Face à l’accumulation de ces menaces, les gouvernements africains, sans doute enrichis par les expériences difficiles de leurs homologues européens et américains, mais aussi instruits par les combats menés au cours des dernières décennies contre les pandémies du VIH et d’Ébola, ont en général réagi avec énergie et rapidité, donnant tort à certains analystes qui prédisaient un effondrement général sous « l’effet pangolin » . Certes, ces réactions ont été diverses et quelquefois de pur affichage, mais force est de constater qu’elles ont sans doute permis de ralentir quelque peu la progression du virus et de gagner du temps pour sensibiliser une population africaine qui refusait jusqu’alors de voir la gravité de la pandémie. Des mesures telles que la fermeture des écoles et des universités, des bars, restaurants et night clubs, les restrictions de circulation dans les transports publics, la fermeture des frontières et des aéroports, l’instauration de couvre-feux et l’interdiction des rassemblements ont été prises rapidement par tous les pays avec des degré divers de sévérité.

L’Afrique du Sud, qui est le pays où les ravages du virus pourraient être les plus graves, a déclaré l’état de catastrophe nationale et mis en œuvre la stratégie la plus ambitieuse du continent, avec un confinement strict de la population jusqu’à la fin avril, une relocalisation des personnes les plus exposées dans des abris et une généralisation des aides aux entreprises et aux agriculteurs. L’Angola a instauré l’état d’urgence jusqu’au 25 avril et fait appel aux médecins cubains, dont 256 seront répartis dans l’ensemble du pays. La Côte d’Ivoire a rendu obligatoire le port du masque dans les rues d’Abidjan ainsi que le confinement à domicile des personnes fragiles. Au Niger, où le virus n’a encore atteint que 639 personnes dont 19 sont décédées, le port du masque dans la capitale a également été rendu obligatoire. Au Kenya, où le Covid-19 a déjà fait fuir les touristes et porté un coup mortel à la filière horticole, le gouvernement a rendu obligatoire le port du masque dans l’espace public et instauré un couvre-feu à partir du 4 avril ; il compte également beaucoup sur une stratégie ambitieuse de communication en direction de la population, qui s’appuie sur un système de messagerie téléphonique très développé pour permettre au ministère de la Santé de sensibiliser très largement les citoyens sur les mesures barrières à appliquer. Au Nigeria, pays le plus peuplé d’Afrique, le président Buhari a déclaré le confinement total d’Abuja, la capitale fédérale, et de Lagos, la plus grande ville du pays. Tous les habitants de ces États doivent rester à la maison, les voyages dans d’autres États sont interdits et tous les magasins dans ces deux villes doivent être fermés à l’exception des commerces alimentaires, des stations d’essence et des compagnies de distribution d’électricité. En République démocratique du Congo (RDC) , les autorités ont dans un premier temps annoncé le « confinement total intermittent » de la capitale Kinshasa. Celui-ci avait été programmé pour durer quatre jours avant de s’interrompre deux jours et de reprendre, et ce pendant trois semaines. La population s’étant ruée en masse sur les marchés dans une mégalopole où 90 % des habitants doivent sortir chaque jour dans la rue pour nourrir leur famille, le gouvernement, par peur des émeutes, a été contraint de rétropédaler et de limiter le confinement à une seule commune de la ville de Kinshasa.

Globalement, les autorités africaines, conscientes de l’impossibilité de confiner une population qui vit souvent avec moins de deux dollars par jour et dans le cadre d’une économie largement informelle , se sont concentrées sur les mesures applicables (port du masque) et tentent désormais de mobiliser autour de mesures préventives une population qui sait qu’elle va très vite se retrouver seule face à la maladie et qui ne peut guère compter que sur sa vigilance et sa résilience. Au-delà des autorités centrales, les États africains se sont également mobilisés au niveau des provinces et des villes, comme c’est le cas en RDC par exemple, où les responsables de la province du Sud-Kivu ont constitué autour du Dr Denis Mukwege, docteur gynécologue et Prix Nobel de la Paix, un pôle de riposte à la pandémie sur le modèle de ce qui avait été fait pour combattre le virus Ébola entre 2014 et 2019 dans ces régions de l’est du pays . Des mesures originales de confinement adaptées aux populations africaines sont inventées et la confection de masques artisanaux est préconisée pour permettre une généralisation de son port. Au niveau continental, l’Union africaine et les organisations sous-régionales comme la Southern African Development Community (SADC) ou la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) se sont le plus souvent contentées de mises en garde, de déclarations et de recommandations qui n’ont eu que peu d’impact sur la lutte contre la pandémie. À l’instar des autres organisations multilatérales, notamment européennes, elles ne sont guère en mesure d’impulser et de coordonner la riposte, qui reste largement entre les mains des États et organisée à l’intérieur des frontières nationales. À relever toutefois que le Centre africain de contrôle et de prévention des maladies (CDC) et l’Union africaine ont créé un groupe de travail continental, l’Africa Task Force for Novel Coronavirus (AFCOR), dirigé par le Maroc, l’Afrique du Sud, le Sénégal, le Nigeria et le Kenya, afin de superviser les progrès réalisés dans l’élargissement de la capacité de réponse africaine à l’épidémie et de fournir l’aide et le soutien technique nécessaires pour faire face à l’infection.

DES PERSPECTIVES ÉLECTORALES QUI CONTINUENT DE DIVISER

Si la pandémie de Covid-19 est généralement parvenue à susciter une réponse uniforme des gouvernements et des élites africaines, les questions politiques qui étaient d’actualité au début du mois de mars, et notamment le sujet sensible des élections, a continué de diviser les responsables politiques au sein des différents pays. Pour l’Afrique subsaharienne, l’année 2020 devait être une période électoralement riche et même décisive pour certains pays qui connaissent des conflits ou qui tentent d’en sortir, comme c’est le cas pour le Burkina Faso, le Burundi, la Côte d’Ivoire, l’Éthiopie, le Mali, le Niger, et la Somalie. L’essentiel de ces élections étant programmées pour la seconde partie de l’année, elles devront sans aucun doute être reportées. Le tableau ci-après donne la liste exhaustive des scrutins présidentiels et législatifs dont l’organisation était/est prévue en 2020.

202028
Les scrutins qui étaient prévus dans la première partie de l’année se sont tenus (Togo, Cameroun, Guinée, Mali), celui du Burundi a toutes les chances de se dérouler. Même si le Cameroun est aujourd’hui l’un des pays africains les plus touchés par la pandémie (1 016 cas et 42 morts), rien ne s’opposait à la tenue des élections législatives le 9 février ; il en est de même pour les élections présidentielles au Togo, qui ont eu lieu le 22 février, c’est-à-dire plus d’un mois avant la découverte en Égypte du premier cas de Covid-19 sur le continent. Les cas guinéen et malien sont différents car on a constaté dans ces deux pays qu’en dépit de la pression qu’exerçait déjà au début du mois de mars l’arrivée de la pandémie sur le continent, il existait une sorte d’empressement des gouvernements pour organiser coûte que coûte des scrutins à très forts enjeux politiques. En Guinée, Alpha Condé, mis sous pression par ses collègues de la CEDEAO et par les gouvernements américain et européens, a maintenu la date du 22 mars pour des élections législatives doublées d’un référendum constitutionnel malgré l’appel au boycott de l’opposition, les protestations de l’étranger et l’apparition du coronavirus. Le vote a bien eu lieu alors que l’épidémie accaparait l’attention internationale et a permis de consacrer, avec 91,59 % de oui, une nouvelle Constitution, qui offre au président guinéen de 82 ans une occasion de se présenter pour un troisième mandat lors de l’élection présidentielle programmée pour le mois de décembre. Au Mali, où le second tour des législatives est prévu pour le 19 avril, donner une légitimité nouvelle à l’Assemblée nationale après plusieurs années de report des élections a été considéré comme essentiel afin d’affirmer la permanence des institutions face aux attaques djihadistes. En outre, l’urgence de la mise en œuvre des dispositions de l’Accord de paix et de réconciliation signé à Alger en mai 2015 plaidait pour une restauration urgente de l’organe législatif. Au Burundi, qui vient de confirmer le 19 avril le premier décès dû au coronavirus, les élections présidentielle et législatives sont annoncées pour le 20 mai (premier tour) et le 19 juin (second tour). Il ne fait guère de doute que le régime du Président Nkurunziza, isolé depuis sa réélection contestée de 2015 et pointé du doigt par la communauté internationale depuis le référendum constitutionnel de 2018, ne repoussera pas la date des scrutins prévus, mais s’emploiera au contraire à régler à l’abri des regards africains et internationaux le problème délicat de la succession à la tête de l’État. Alors que l’Éthiopie a d’ores et déjà décidé de reporter sine die ses élections générales initialement prévues pour le 29 août en arguant des effets de la pandémie, aucun des quatre pays francophones (Côte d’Ivoire, Niger, République centrafricaine, Tchad) concernés par l’organisation d’élections au cours du second semestre de l’année 2020 n’ont à ce jour pris de décisions formelles de report. En Côte d’Ivoire, le processus d’enregistrement des demandeurs de cartes d’identité – nécessaires pour voter – est aujourd’hui au ralenti et il est probable que le processus de révision du fichier électoral prévu à partir du mois d’août sera très difficile à réaliser dans le contexte actuel. S’il est désormais quasiment certain que l’élection ne se tiendra finalement pas en octobre, une inconnue demeure : le report des élections ne risque-t-il pas de provoquer une crise institutionnelle dans le pays ? Le Niger, la Centrafrique et le Tchad, où la pandémie de Covid-19 n’a encore occasionné à ce jour (19 avril) que 19 décès, tous enregistrés au Niger , restent des pays très épargnés, qui ont tous fermé leurs frontières et leurs aéroports, décrété l’interdiction des rassemblements et quelquefois instauré des couvre-feux (comme c’est le cas entre 22 h et 6 h à N’Djamena). Le report des élections prévues dans ces pays pour la fin décembre 2020 n’a pas encore fait l’objet de décisions formelles des autorités.

frstrategie.org