Depuis les six dernières années, la course aux parts de marché et l’égoïsme de certains pays producteurs ont fragilisé le secteur, entraînant les niveaux de production les plus hauts, les prix du pétrole les plus bas, jamais atteints. Les conséquences économiques sont dramatiques. La semaine passée, aux Etats-Unis, le West Texas Intermediate (WTI) a plongé de façon effrénée pour atteindre 0 dollar le baril, puis -37 dollars au cours de la séance, avant de revenir dans le vert, mardi. Une première qui constitue une suite logique de la dislocation en cours depuis mi-2014 et qui confirme l’échec cuisant de l’ensemble du système de gestion et de régulation du pétrole dans le monde : OPEP, Russie, AIE, etc.

La saturation des capacités de stockage : le coup de grâce

La semaine passée, alors que les prix des contrats à terme du Brent ont chuté d’environ 5%, pour s’établir à quelque 27 dollars le baril, ceux du WTI américain ont dérapé pour se retrouver dans le rouge. Cela fait suite à une instabilité du secteur qui a vu le pétrole chuter de plus de 60% depuis le début de l’année. Une situation qu’on pourrait attribuer à la forte contraction de la demande (-20 millions de barils par jour) depuis le début du confinement de plus de 3 milliards de personnes dans le monde. Que nenni !

La question se résume en fait à la façon dont les contrats à terme du WTI fonctionnent, à leurs règles de livraison et au manque de capacités de stockage du pétrole disponible actuellement.

La dégringolade des cours est intervenue alors que le contrat de référence du WTI se rapprochait de sa date d’expiration pour la livraison en mai, mois au cours duquel la demande devrait atteindre un record, en raison des fermetures et des restrictions de voyage. Chaque mois, les contrats à terme du WTI, qui se négocient sur le New York Mercantile Exchange doivent être réglés avec livraison physique du pétrole brut, ce qui permet d’établir un lien réel avec l’un des produits les plus négociés au monde. Normalement, l’opération se produit chaque mois sans incident. Mais lundi, les analystes ont songé à un manque de capacités de stockages disponible au point de livraison de Cushing, en Oklahoma, connu sous le nom de « carrefour mondial des pipelines ».

Il faut souligner qu’il y a deux semaines, l’industrie a informé que les capacités de stockage à l’échelle mondiale avaient dépassé les 80%, en raison des différentes courses aux parts de marché observées depuis 2014. Elle a ajouté qu’elle s’attend à ce que les limites soient atteintes, d’ici la fin du mois de mai. C’est la panique engendrée par cette nouvelle, couplée au regain de la production américaine de schiste, qui a poussé le WTI pour la première fois, sous la barre de zéro dollar.

Par conséquent, les traders ont abandonné leurs contrats. Le contexte était tel que les acheteurs ont été payés pour prendre livraison d’une quantité presque illimitée d’un produit désormais gratuit : « le pétrole coûte 40 dollars par baril à son propriétaire, qui perd potentiellement -30$ par rapport à vendredi », rapportait alors Boursorama.

« Le déclin des contrats à terme reflète le problème plus large que nous connaissons sur le marché du pétrole : une grave surproduction au deuxième trimestre », regrette Giovanni Staunovo, analyste des matières premières chez UBS Global Wealth Management.

Les capacités de stockage encore disponibles pour le brut atteignent plus de 900 millions de barils et se situent exclusivement en Chine et aux Etats-Unis. La rareté entraînant la cherté, le coût du stockage dans les tankers a plus que doublé pour atteindre la somme record de 229 000 dollars pour un tanker de 2 millions de barils par exemple.

Si de nombreux experts d’UBS, de FHN Financial, ou encore du Centre sur la politique énergétique mondiale de l’Université de Columbia, pensent que le marché survivra à cette crise, les retombées à court et moyen termes seront toutefois catastrophiques.

Conséquences

Il y a beaucoup trop de pétrole sur le marché aujourd’hui. Les stocks sont presque saturés, mais la production continue de dépasser largement la demande. Même si l’OPEP et ses alliés réduisent de nouveau leur production de 15 nouveaux millions de barils par jour comme ils le projettent, le problème persistera. Pareil si le régulateur texan du secteur ordonne une réduction de 20% de la production américaine, conformément à son annonce de la semaine dernière. Le problème des stocks à lui seul constitue déjà un obstacle majeur à la reprise du marché et de l’économie mondiale.

« Tant que les volumes de stockage continueront de s’accumuler, les prix du pétrole resteront probablement bas. Même si tout revient à la situation normale "pré-corona " », a déclaré Cyril Widdershoven, un observateur de longue date du marché mondial de l’énergie qui occupe, actuellement, plusieurs postes de conseiller auprès de groupes de réflexion internationaux dans l’espace MENA.

Il faut déjà savoir qu’il n’y a pas de solution miracle à la surabondance. Réduire la production de pétrole n’est pas aussi facile que de fermer un robinet. Cela prend du temps, et il y a des coûts associés à la réduction de la production.

Pour le secteur américain du pétrole, les niveaux actuels des cours signifient une grosse vague de faillites et de mauvais résultats financiers pour l’ensemble de la chaine de valeur de l’amont à l’aval. Alors que les cours n’étaient pas encore tombés aussi bas, Moody’s entrevoyait qu’au moins 30% des entreprises du secteur aux Etats-Unis feraient faillite avant la fin de la décennie. Cette situation pourrait entraîner des pertes de plus de 10 millions d’emplois, d’ici les deux prochaines années, et de 10 000 milliards de dollars pour l’économie, d’ici 2030.

En ce moment, les entreprises américaines du secteur du schiste croulent sous les dettes et les faillites devraient s’accumuler au cours des prochains mois. La quasi-totalité de celles-ci a bénéficié des lignes de crédit ouvertes par le président Trump en 2017 pour relancer l’industrie du schiste. La crise va aussi impacter les institutions financières de la fédération engagées dans le processus. Bloomberg pense que les chances de récession économique sont actuellement de 100%.

Pour l’Arabie saoudite, principal producteur de l’OPEP, les conséquences à court terme devraient être assez graves. Si avec 3 dollars, le pays a le coût de production de baril le plus faible du monde, il ressentira durement la crise, car son économie dépend fortement des recettes pétrolières. Les Saoudiens ont besoin d’un prix d’environ 80 dollars le baril pour équilibrer leur budget. Dans ces conditions, l’un des projets phares du prince héritier Mohammed Ben Salmane, consistant à doter le royaume du plus grand fonds souverain du monde avant 2030, ne devrait pas pouvoir devenir réalité. L’Arabie Saoudite compte sur un marché pétrolier stable pour faire passer la valeur de son fonds, d’environ 350 milliards de dollars actuellement, à 2000 milliards de dollars avant les 10 prochaines années. Ceci, conformément au plan de développement dénommé Vision 2030.

Le fonds dépasserait ainsi celui de la Norvège, le plus important du monde, dont les capitaux sont de 1050 milliards de dollars. Le projet d’introduction de 5% des parts de Saudi Aramco en bourse devrait également permettre d’alimenter le fonds. Mais la semaine dernière, le titre valait 31 dollars, soit trois dollars de moins que son prix d’introduction.

Face à la volatilité du marché depuis 2014 et conscient de la trop grande importance du pétrole dans le financement du budget, le pays a décidé de diversifier pleinement son économie avant cette échéance. Mais comment y arriver lorsque l’ensemble des experts et analystes peine à imaginer un rebond du baril à hauteur de 60 dollars, à court terme ?

La Russie qui a une économie plus diversifiée devrait mieux tenir le choc que l’Arabie Saoudite. Moscou a besoin d’un baril moyen à 40 dollars. Là aussi, les conséquences sur l’économie devraient être désastreuses.

Péril sur l’économie des pays producteurs en Afrique

C’est en Afrique que les conséquences risquent d’être plus douloureuses, notamment pour les pays producteurs. La crise de 2014 a démontré au monde que les pays producteurs africains résistent très peu à la faiblesse des prix du brut. En 2016, alors que le baril moyen s’échangeait à environ 40 dollars, le Nigeria, principal producteur du continent, est tombé en récession. Les conséquences de cette période noire sur l’économie n’ont pas encore totalement disparu et voilà qu’apparait une nouvelle baisse plus importante. Actuellement, le pays travaille à réajuster son budget élaboré sur la base d’un prix du baril à 57 dollars en 2020. Il y a un mois, le gouvernement a annoncé qu’un scénario catastrophe avec un baril à 30 dollars est en cours d’étude. Le brut local s’échange actuellement contre moins de 22 dollars.

Il y a deux semaines, le président Abdelmadjid Tebboune a reconnu la « vulnérabilité » de l’économie de l’Algérie face à la faiblesse des prix du pétrole et la contraction de la demande mondiale, dues au Covid-19. Les réserves de devises étrangères du pays sont tombées à moins de 60 milliards de dollars à fin mars, contre près de 80 milliards de dollars fin 2018 et plus de 97 milliards de dollars en 2017. On craint un épuisement rapide des réserves, avec dans son sillage une aggravation du déficit budgétaire et de la balance des paiements, une forte dévaluation du dinar et une poussée inflationniste, entraînant une forte récession économique et un chômage de masse.

Pour Luis Martinez, économiste spécialiste de l’Afrique du Nord à Sciences Po, les niveaux actuels du baril sont très défavorables et « l’Algérie est au bord d’un gouffre financier ».

En Angola, au milieu de la crise pétrolière, en 2016, il y a eu une grosse inflation. Les réserves de change ont gravement été affectées et le pays a au, pendant longtemps, du mal à poursuivre ses importations de produits alimentaires de première nécessité. L’accès devenu difficile aux produits alimentaires a fait monter la tension. Il y a eu des casses de supermarchés, des affrontements avec la police, etc. A une époque où le baril moyen était d’environ 40 dollars… Depuis, aucune mesure de prévention de ce genre de situation n’a été prise.

Le Ghana, très endetté, en raison d’une stratégie douteuse de financement de ses projets de gaz et de pétrole, vient à nouveau de faire recours aux institutions de Bretton Woods. La semaine dernière, le Tchad a obtenu un crédit de plus de 115 millions de dollars face aux besoins en investissements urgents découlant de la détérioration des conditions du marché pétrolier et du déclenchement de la pandémie de Covid-19. Les prochaines semaines devraient voir plusieurs autres producteurs de la région recourir à l’appui des institutions financières internationales.

Tous les pays africains, producteurs de pétrole, qui ont échoué à diversifier leurs économies, devraient subir de plein fouet les affres de la crise qui s’annonce.

Cette période de profonds bouleversements devrait être le moment pour l’Afrique de ne compter que sur elle-même et de défendre plus énergiquement ses intérêts sur le plan international, avec une approche différente de l’endettement. Cela vaudrait tant pour les producteurs de pétrole que les autres.

En attendant, cette nouvelle crise est la preuve de l’échec de toute la géostratégie mondiale du pétrole. Elle déconstruit l’équilibre plus ou moins respecté depuis plusieurs décennies, avec des prémisses en 2014. L’incapacité des plus grands pôles de production à maintenir l’équilibre du marché traduit l’insuffisance et le peu de qualité des normes édictées pour contrôler le marché. Aux Etats-Unis, le schiste a porté la production américaine à plus de 15 millions de barils par jour. En surproduction depuis des années. L’Arabie Saoudite, tête de peloton de l’OPEP, n’arrive pas à faire des efforts pour préserver les autres membres du cartel de la catastrophe financière. Il faut le dire : le monde a échoué dans sa gestion du pétrole. Tout est à reconstruire.

Olivier de Souza
Agence ECOFIN