Plusieurs sociétés tardent à se pencher sur leur passé esclavagiste. A l’heure où elles acceptent leur responsabilité sociale et environnementale, pourquoi n’assumeraient-elles pas leur responsabilité historique ?

Des monuments honorant des figures de la traite négrière et de l’esclavage ont été pris pour cible, dans le sillage du mouvement Black Lives Matter et du meurtre de George Floyd, le 25 mai à Minneapolis (Minnesota). De fait, leur présence dans nos villes, sans la moindre explication, pose problème à une époque où descendants d’esclaves et héritiers de ceux qui se sont enrichis en en faisant commerce vivent ensemble et ont besoin d’une histoire partagée.
La France, comme le Royaume-Uni, les Pays-Bas et le Portugal, comptent parmi les principaux Etats européens à avoir pratiqué le commerce triangulaire. Le fait que d’impressionnantes fortunes aient été constituées sur cette ignominie qui consistait à vendre des êtres humains est amplement documenté. Des livres, des musées, notamment à Bordeaux, Nantes ou La Rochelle, contribuent à faire connaître au public cette part sombre de l’histoire de France.

Un large volet de cette réalité reste pourtant occulté : le passé négrier de certaines entreprises. Qui sait que l’assureur Axa compte, parmi ses lointains ancêtres, une compagnie créée en 1816 grâce à une fortune tirée de plantations de canne à sucre peuplées d’esclaves ? Que des barriques de cognac Hennessy auraient pu être échangées contre des esclaves africains ? En enquêtant, Le Monde a débusqué plusieurs exemples de sociétés autrefois impliquées, plus ou moins directement, dans la traite négrière ou dont la prospérité repose sur la perception des indemnisations financières versées par l’Etat français aux propriétaires d’esclaves après l’abolition.

Au Royaume-Uni, ces faits sont largement connus. Des universitaires londoniens ont constitué, depuis 2009, une banque de données répertoriant les bénéficiaires des indemnisations et leurs ancêtres. Le quotidien The Guardian s’est engagé à explorer les activités de son fondateur, John Edward Taylor, prospère négociant en coton à Manchester. Les banques Barclays et HSBC, ou la compagnie d’assurances Lloyd’s, ont reconnu récemment qu’une partie de leurs fondateurs ou ex-administrateurs avaient bénéficié de la traite des Noirs. Elles ont présenté des excuses au public et se sont engagées à promouvoir la diversité.

Par contraste, le silence ou le déni prévalent en France. Les entreprises concernées allèguent une évidence : leurs activités actuelles n’ont rien à voir avec ce passé révolu. Elles craignent la publicité négative que provoquerait, croient-elles, toute association de leur nom à une histoire tragique. Certaines hésitent même à contribuer à la nouvelle Fondation pour la mémoire de l’esclavage pour la même raison.

Cette occultation ne saurait perdurer. Pourquoi les entreprises qui acceptent désormais leur responsabilité sociale et environnementale n’assumeraient-elles pas leur responsabilité historique ? Des chercheurs préparent une base de données sur les propriétaires d’esclaves. Mais aucune des bourses d’études accordées par la Banque de France ou la Caisse des dépôts, dont l’histoire croise pourtant celle de l’esclavage, n’est consacrée à la traite négrière. Liées à l’Etat, ces institutions devraient donner l’exemple.
Incalculable en raison du temps, l’indemnisation individuelle des descendants d’esclaves doit être remplacée par une réparation de la connaissance, qui suppose elle aussi des budgets. En la matière, la transparence et l’information du public, l’encouragement à la recherche, à la diffusion des savoirs et à l’éducation antiraciste, constituent des exigences dans une société riche de sa diversité. Mais aucun vivre-ensemble ne peut se construire sur l’oubli des tragédies du passé.

Lemonde.fr