La science a souvent fait peur aux pouvoirs religieux dans l’histoire de l’humanité. La condamnation de Galilée en 1633 en offre une belle illustration. Pour avoir démontré que c’est la terre qui tourne autour du soleil (héliocentrisme) et non le soleil qui tourne autour de la terre (géocentrisme), le mathématicien et savant italien, qui a vécu de 1564 à 1642, a été condamné par le tribunal inquisitorial de l’Eglise catholique. Juste parce que sa découverte scientifique remettait en cause la doctrine religieuse dominante de l’époque selon laquelle, en sa qualité présumée de couronnement de l’œuvre de Dieu, l’homme aurait été placé sur la terre qui, elle-même, serait au centre de l’univers ; le soleil, la lune et tous les astres gravitant autour de la demeure des humains créés à l’image de Dieu.

Mais l’histoire de la pensée à travers les siècles montre bien que la raison scientifique finit toujours par l’emporter sur les « idées inadéquates », comme dirait le philosophe Spinoza. Aujourd’hui, aucune personne moyennement instruite et normalement constituée ne s’oppose à la découverte de Galilée. Pas même les dignitaires religieux du catholicisme qui, par la voix du Pape Jean-Paul II, ont fini par annuler en 1983 la condamnation prononcée 350 ans plus tôt contre le savant.
Ce qui arriva au philosophe Spinoza le 27 juillet 1656, soit 23 ans après la condamnation de Galilée, est du même ordre, bien que moins connu. Il confirme la peur des autorités religieuses – toujours soucieuses de dicter aux hommes la pensée « juste » – devant les lumières de la raison. Mais un aperçu biographique s’impose d’abord pour mieux comprendre l’injustice subie par le philosophe.
Baruch Spinoza est né le 24 novembre 1632 à Amsterdam. Issu d’une famille juive d’origine portugaise qui avait émigré en Hollande pour échapper à l’Inquisition, il est inscrit très jeune à l’école talmudique pour apprendre la doctrine religieuse du judaïsme. Et très vite, il est repéré comme un brillant élève dont les questions sont si profondes qu’elles embarrassent souvent son maître. Son biographe, Jean-Maximilien Lucas, écrit : « Il n’avait pas quinze ans qu’il formait des difficultés que les plus doctes d’entre les juifs avaient de la peine à résoudre ; et quoiqu’une jeunesse si grande ne soit guère l’âge du discernement, il en avait néanmoins assez pour s’apercevoir que ses doutes embarrassaient son maître ».
Le jeune Spinoza, dont le prénom hébreu Baruch signifie « béni », cherche en effet des réponses à ses interrogations intimes sur Dieu, sur l’immortalité de l’âme, sur la place de l’homme dans la nature et dans la société… Mais, à l’âge de quinze ans, un événement va le marquer profondément. Il assiste à une cérémonie au cours de laquelle un homme, Uriel da Costa, reçoit trente-neuf coups de fouet pour avoir nié la Loi révélée et l’immortalité de l’âme. A la suite de la cérémonie du châtiment, l’homme se suicide. Ultime acte de dignité d’une personne qui préfère quitter de lui-même le monde et ses injustices plutôt que de renoncer à sa liberté de pensée et d’expression.
Cet événement marque un tournant pour Spinoza. Peu à peu, il prend ses distances avec ses études du judaïsme, fréquente des chrétiens libéraux qui l’initient à la théologie, aux sciences et à la philosophie. Puis, dans sa dix-huitième année, il disparaît complètement des registres de l’école talmudique, découvre le rationalisme du philosophe René Descartes qui s’était, lui aussi, refugié aux Pays-Bas, apprend le latin auprès d’un prêtre jésuite défroqué, Franciscus Van den Enden, qui se révélera être un propagateur d’idées révolutionnaires et antimonarchistes. Ce dernier finira d’ailleurs, sous les ordres de Louis XIV, par être pendu en France pour avoir défendu la démocratie, la liberté d’expression et l’éducation des masses pour leur permettre d’effectuer des choix éclairés pour eux-mêmes et pour la société.
La trajectoire de formation du jeune Spinoza le conduit progressivement à construire sa propre pensée philosophique qu’il commence à faire connaître. Après la mort de plusieurs membres de sa famille, dont son père en 1654, il reprend d’abord l’entreprise familiale de fabrication de lentilles optiques. Mais, celle-ci connaissant de grandes difficultés, il décide en 1656 de s’en libérer pour se consacrer entièrement à la philosophie, sa seule source de « consolation ». Ses rapports avec la communauté juive d’Amsterdam vont alors sérieusement se dégrader. En effet, depuis qu’il ne fréquente plus les synagogues, il use sans concession de sa liberté de pensée et d’expression, n’hésitant pas à contredire les dogmes du judaïsme. Pour le réduire au silence, les dignitaires religieux vont même jusqu’à lui proposer la somme de 1000 florins par an s’il accepte ne pas remettre en cause leur religion dans son enseignement. Mais Rien à faire. Spinoza décline l’offre, affirmant qu’il préfère la pauvreté au mensonge et à l’hypocrisie.
Son refus catégorique de renoncer à ses idées conduit alors les rabbins à engager à son encontre une procédure de bannissement, en hébreu un hérem. On l’accuse d’ « horribles hérésies », d’ « actes monstrueux » et d’obstination à suivre « sa mauvaise voie ». Quant au fond même du désaccord, il en ressort surtout, d’après Frédéric Lenoir dans Le miracle Spinoza (Fayard, 1917), que le philosophe aurait affirmé que « Dieu n’était pas révélé et qu’il n’existait que philosophiquement, que la Loi juive était fausse et l’âme ne survivrait pas au corps. ». De fait, dans son Traité théologico-politique publié des années plus tard (en 1670), Spinoza remet en cause les fondements des doctrines religieuses monothéistes, à commencer par ceux du judaïsme.
Pour lui, Dieu est la Substance unique de tout ce qui est, depuis les plus lointaines galaxies jusqu’au cœur de l’homme. Et l’homme n’est qu’un élément parmi d’autres qui participe, tout comme les animaux, les plantes, l’air, les planètes et tous les éléments de l’univers, à la nature divine. D’où sa célèbre expression « Deus sive Natura » (« Dieu, c’est-à-dire a Nature »), une expression qu’il emprunte à René Descartes et qui, aujourd’hui encore, sert souvent à résumer la conception spinoziste de Dieu. Pour le philosophe, des lois naturelles, que seul un bon exercice de la raison permet d’appréhender, gouvernent le fonctionnement du grand tout et de ses parties. Ces lois naturelles, il les appelle les « décrets de Dieu ». Ainsi, les doctrines religieuses ne devraient pas, selon lui, s’opposer aux décrets de Dieu que seul un exercice adéquat de la raison humaine rend intelligibles.
Pour Spinoza, les religions sont néanmoins utiles. Il rejette d’ailleurs les accusations d’athéisme – accusations très graves à l’époque ! – portées contre lui. Car, pour lui, les religions sont faites pour dicter des règles simples à suivre pour une conduite juste et charitable. Ce qui est indispensable pour les gens qui, par paresse intellectuelle ou par manque d’instruction suffisante, n’exercent pas encore assez leur raison pour comprendre d’eux-mêmes l’intérêt de la charité et de la justice. Les religions correspondraient donc à un stade inférieur de la maturité humaine où l’on éprouverait le besoin d’être guidé dans la vie pour son propre bien et pour celui des autres. Mais, en aucun cas, Dieu, auquel appartient tout ce qui est, ne porte de jugement moral sur les humains, contrairement à ce prétendent les religions. Les dogmes religieux viseraient donc plutôt à soumettre le peuple et à le conduire à une obéissance par la peur, à défaut d’une obéissance éclairée par la raison.
Un exemple permet d’illustrer la pensée de Spinoza. On peut ne pas commettre de vol par peur d’être pris par la police et condamné par la justice. Mais on peut aussi ne pas voler parce qu’on a compris que le vol n’est pas une bonne chose et que, si tout le monde volait, cela créerait de gros problèmes dans la société, y compris pour soi-même. Dans les deux cas, on respecte une règle qui évite des problèmes pour soi-même et pour les autres. Mais celui qui ne vole pas parce qu’il a compris l’intérêt de ne pas le faire témoigne toujours d’une plus grande maturité rationnelle que celui qui ne pas vole pas parce qu’il a peur d’être pris. Pour Spinoza, les religions fonctionnent donc comme une police transitoire de la bonne conduite. Mais la finalité pour tout homme est bien de parvenir, par l’exercice de sa raison, à une conduite bonne pour lui-même et pour les autres.

Dans Le miracle Spinoza, Frédéric Lenoir montre de belle manière à quel point la charge sans concession du philosophe néerlandais contre le judaïsme ne pouvait que susciter la colère des rabbins. L’auteur du Traité théologico-politique écrit en effet : « Dieu n’a plus à l’égard des Juifs d’exigence particulière, et leur demande uniquement d’observer la loi naturelle qui astreint tous les mortels ». Autrement dit, le peuple juif n’est pas le peuple élu de Dieu. Il est comme tous les autres peuples et doit utiliser sa raison pour comprendre les lois naturelles et les observer comme tous les autres peuples. Mais le philosophe n’épargne pas non plus les autres religions.
Au sujet du christianisme, il écrit : « Combien de fois n’ai-je pas observé avec étonnement des hommes, qui se vantent de professer la religion chrétienne, c’est-à-dire l’amour, la joie, la paix, la continence, la loyauté en toutes circonstances, se combattre avec la plus incroyable malveillance et se témoigner quotidiennement la haine la plus vive. ». Il est à noter cependant que Spinoza a beaucoup d’admiration pour Jésus qu’il considère comme un sage et un grand prophète qui a dit des choses profondes et montré, par sa propre vie, qu’il est plus utile de chercher à comprendre les autres plutôt que de les condamner.
Quant à l’islam, Spinoza ne cesse de dire du mal de la confusion entretenue par cette religion entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel. Il écrit par exemple dans une réponse à une lettre incendiaire que lui avait adressée l’un de ses anciens élèves (qui s’était ensuite converti au catholicisme et reprochait à son ancien maître de remettre en cause les fondements de sa foi) : « Je reconnais tout l’avantage de l’ordre politique qu’instaure l’Eglise romaine et que vous louez tant ; je n’en connaîtrais pas de plus apte à duper la foule et à dominer les âmes s’il n’existait l’Eglise musulmane qui, de ce point de vue, l’emporte de loin sur toutes les autres. »
Il est toujours difficile de juger les événements d’une époque avec les yeux d’une autre. Mais, aujourd’hui, on ne peut qu’éprouver un sentiment d’injustice en découvrant le traitement qui a été réservé à Spinoza, juste parce qu’il a pensé et dit des choses contraires aux dogmes des religions. Le renversement des valeurs auquel il s’est livré sans concession ni compromis a, en effet, entraîné l’organisation, à son encontre, d’une cérémonie officielle de bannissement de la communauté juive. Désignée du nom hérem, la cérémonie a eu lieu à Amsterdam le 27 juillet 1656. La violence du texte rédigé pour l’occasion montre clairement la volonté des autorités religieuses juives de tuer socialement le philosophe en raison de ses idées et de son enseignement. Je vous propose ci-dessous l’extrait principal du texte qui, pour les linguistes, constituera un prototype de discours performatif, c’est-à-dire une prise de parole par laquelle on accomplit un acte :
« A l’aide du jugement des saints et des anges, nous excluons, chassons, maudissons et exécrons Baruch de Spinoza avec le consentement de toute la sainte communauté en présence de nos saints livres et des six cent treize commandements qui y sont enfermés. Nous formulons ce hérem comme Josué le formula à l’encontre de Jéricho. Nous le maudissons comme Élie maudit les enfants et avec toutes les malédictions que l’on trouve dans la Loi. Qu’il soit maudit le jour, qu’il soit maudit la nuit ; qu’il soit maudit pendant son sommeil et pendant qu’il veille. Qu’il soit maudit à son entrée et qu’il soit maudit à sa sortie. Veuille l’Éternel ne jamais lui pardonner. Veuille l’Éternel allumer contre cet homme toute Sa colère et déverser sur lui tous les maux mentionnés dans le livre de la Loi : que son nom soit effacé dans ce monde et à tout jamais et qu’il plaise à Dieu de le séparer de toutes les tribus d’Israël en l’affligeant de toutes les malédictions que contient la Loi. Et vous qui restez attachés à l’Éternel, votre Dieu, qu’Il vous conserve en vie. Sachez que vous ne devez avoir avec Spinoza aucune relation ni écrite ni verbale. Qu’il ne lui soit rendu aucun service et que personne ne l’approche à moins de quatre coudées. Que personne ne demeure sous le même toit que lui et que personne ne lise aucun de ses écrits. »
Le moins qu’on puisse dire aujourd’hui est que la prière des rabbins n’a manifestement pas été exaucée ! Ils imploraient Dieu de « ne jamais lui pardonner » et de faire en sorte que son nom « soit effacé dans ce monde et à tout jamais ». Mais Spinoza n’a jamais été autant lu, commenté, respecté et même adulé que de nos jours. La montée en puissance de la défense de l’environnement a même accentué davantage encore l’engouement qu’il suscite. Car sa conception très étendue de la Nature comme Substance unique assimilée à Dieu font de lui, aux yeux de beaucoup de défenseurs de l’environnement, un précurseur des questions écologiques et de la pensée globale.
Condamnation de Galilée par l’Eglise catholique. Hérem contre Spinoza par les autorités juives. Plus récemment, on se souvient aussi de la fatwa lancée le 14 février 1989 par l’ayatollah Khomeini contre l’écrivain britannique d’origine indienne, Salman Rushdie, suite à la publication de son livre Les versets sataniques. La liste des entraves dressées par les religions contre la liberté de penser et de s’exprimer est longue. Pourtant, seule cette liberté permet à l’humanité d’avancer vers plus de justice. Où en serions-nous s’il n’y avait eu personne pour critiquer l’Inquisition, l’aristocratie, la monarchie, la chasse aux sorcières, le servage, l’esclavage, l’exploitation des ouvriers, l’apartheid et j’en passe ?

Placé en résidence surveillée du 22 juin 1633, date de sa condamnation par l’Inquisition, jusqu’à sa mort le 8 janvier 1642, Galilée avait écrit peu avant sa mort cette phrase sublime : « Je ne peux pas croire que Dieu qui nous a dotés d’esprit, de raison et d’intelligence puisse être le même Dieu que celui qui nous interdit de nous en servir ». Spinoza exprimera la même idée en affirmant que Dieu ne peut pas être contre la raison et que l’exercice de l’intelligence humaine, du moment qu’il conduit les hommes à la préservation de la vie, à l’augmentation de leur pouvoir d’agir et in fine à plus de joie, est fondamentalement divin. Ainsi, celui qui s’intéresse aux fondements de l’existence humaine ne peut qu’être attentif au point de vue de ces penseurs.
La conclusion qu’on peut en tirer est la suivante : il existe une ligne de partage entre chaque religion et ses courants sectaires et intégristes. Sont encore dans le domaine de la religion ceux qui restent ouverts au dialogue contradictoire, condition sine qua non de l’esprit critique. Dès lors qu’une personne ne supporte plus la critique et l’échange contradictoire, elle a basculé dans le camp du sectarisme et de l’intégrisme. Pour mériter son nom, une religion ne devrait donc rien avoir à craindre des lumières de la science. Les tueries perpétrées de nos jours par les terroristes au nom d’Allah font écho avec les condamnations inquisitoriales et les exclusions et excommunications aberrantes du passé. Elles visent à instaurer une dictature de la pensée et une censure de l’expression qui sont contraires à toute raison. Mais, comme l’illustrent bien les figures de Galilée et de Spinoza, la lumière de la raison finit toujours par dissiper les ténèbres de l’obscurantisme.

Denis Dambré
Proviseur de Lycée (France)
Kaceto.net