Tous eux qui ont vécu ce triste événement s’en souviennent encore comme si c’était hier. De Bamako à Pointe-Noire en passant Conakry, chacun est capable de raconter dans le détail, comment il a appris la nouvelle et l’émotion, la colère, abattement ou l’effroi qui l’a saisi. L’assassinat le 15 octobre 1987 de Thomas Sankara et 13 de ses compagnons un funeste jeudi après-midi, a été vécu comme un tragédie à l’échelle mondiale par des millions de sans-voix qui avaient trouvé en lui leur porte-parole. "Je me reposais après un match de foot quand un ami est venu toquer à ma porte tout en pleurs. J’ai pensé toute suite qu’il avait perdu son père qui était malade. Il s’est mis à hurler et à taper sur le mur. Je ne comprenais rien à ce qui se passait. Puis, à un moment, il s’est calmé, s’est assis sur une chaise, et la tête entre les mains, m’a lancé : l’Afrique ne va jamais se développer. Quand on a enfin quelqu’un qui pense à l’avenir, on le tue. Ils ont tué Thomas Sankara. Sur le coup, j’ai eu des vertiges ; ça paraissait invraisemblable. J’ai aussi essuyé des larmes".
Ce témoignage d’un Brazzavillois toujours emprunt d’émotion 29 ans après les événements du 15 octobre 1987, n’est pas un cas isolé. Aujourd’hui encore, en Afrique, en Europe, en Amérique ou en Asie, il n’est pas rare que lorsque vous déclinez votre identité burkinabè, votre interlocuteur vous réponde par cette exclamation : ah ! Thomas Sankara.
Le leader de la révolution démocratique et populaire (RDP) est devenu un mythe que s’approprient tous les déshérités de la terre. Beaucoup d’Africains le considèrent comme un exemple de pureté dans l’engagement politique, celui pour qui l’intérêt général prime sur les considérations partisanes. Thomas Sankara a éveillé la conscience politique de millions de Burkinabè et d’Africains. En quatre ans, il a définitivement conquis le cœur de tous ceux qui croient que rien n’est définitivement perdu dans la vie, qu’il est possible de faire bouger les lignes, et que seuls les combats perdus sont ceux qu’on a renoncé à mener.
Ici au Burkina, l’ombre de Thomas Sankara plane et imprègne toujours la vie publique. L’insurrection populaire des 30 et 31 octobre 2014 est la résultante d’une rencontre entre plusieurs générations. D’abord, ceux qui, encore étudiants ont pourfendu le néocolonialisme dans les années 70, les "Feamfistes" dont les convictions ont résisté à l’érosion du temps ; ensuite, la génération de ceux qui ont été happés par le mouvement révolutionnaire à partir d’août 1984 et ont fait leurs armes dans des joutes oratoires lors des AG sur le campus, parfois aussi à coups de poings, et enfin, ce qu’on pourrait appeler la génération Norbert Zongo, ces jeunes qui, secrètement, se sont jurés de venger le journaliste assassiné en 1998.
Dans les gargotes et autres lieux de discussions, ces derniers se sont durant plusieurs années appropriés le discours de Thomas Sankara, et ont appris à connaitre sa vie grâce aux DVD piratés et aux coupures de presse. Ils ont découvert, comme leurs aînés, qu’une autre politique était possible, pour peu que les dirigeants aient le courage d’opérer des ruptures avec l’ordre économique dominant en étant proches de leurs peuples. A quoi sert une croissance économique qui ne crée pas d’emplois et n’est pas inclusive ? Or, c’est ce qui est donné à voir dans de nombreux pays africains depuis plusieurs années : un enrichissement virtuel qui laisse sur le carreau des millions de personnes croupissant dans la misère et l’extrême pauvreté.
Le Burkina a expérimenté une autre voie durant quatre ans avec des succès et des échecs. Le bilan critique de cette expérience politique, établi par le Front populaire en 1988 en témoigne.
Vingt neuf ans après sa disparition, l’éthique politique et sociale de Thomas Sankara sert toujours de référence pour ceux qui croient encore que l’engagement politique est d’abord un sacrifice de soi à la cause du peuple.

Kaceto.net