Les 20 et 21 janvier 2023, s’est tenu dans la salle des fêtes de la commune de Ouagadougou un colloque organisé par le ministère de la Communication de la culture, des arts et du tourisme sur " l’engagement des acteurs culturels et des médias pour la prévention de la stigmatisation et la radicalisation en vue de la lutte contre l’extrémisme violent". A cette occasion, le professeur Yves Dakouo a fait une communication sur le sous-thème intitulé : " Rôle social de l’écrivain burkinabè : panser la plaie et écrire pour la paix". Une communication d’une qualité exceptionnelle que nous donnons à lire à nos lecteurs, avec bien entendu l’autorisation de l’auteur.

Notion de résilience et de responsabilité sociale de l’écrivain

La littérature, comme une des composantes de l’art, est une discipline de création faisant appel à l’esprit, à l’imagination, à l’émotion pour mettre au jour des valeurs morales et esthétiques.
Dans le domaine littéraire et artistique, la résilience peut être définie comme une stratégie des acteurs pour s’adapter à une situation, pour surmonter les obstacles qui menacent la création et l’existence humaine. Sous cet angle, la littérature, orale et écrite, a toujours été un écrit de crise. Car sous la surface calme de la mer, elle perçoit toujours des courants violents qui peuvent, à tout moment, remonter à la surface et troubler le calme apparent des choses. Autrement dit, derrière l’harmonie apparente de la vie sociale, la littérature et l’art perçoivent toujours des germes de crise en indexant les maux de la société, les maux de l’espèce humaine. En ce sens l’écrivain Paul Souday soutenait que la littérature est la conscience de l’humanité. Elle est l’œil de Caën qui scrute et tourmente la société tout en lui indiquant la voie de la libération. Comme les hommes de sciences découvrent la structure de la matière, les écrivains se fixent comme tâche de découvrir la structure de l’esprit humain, l’humain en tant qu’être individuel, l’humain en tant qu’être social. L’homme ne peut fuir sa conscience, tout comme, proclamait Sartre, l’écrivain ne peut fuir sa situation, celle de sa société, de son époque : sa parole comme son silence ont des retentissements. C’est en cela que réside la liberté de l’écrivain, c’est-à-dire sa responsabilité qui est « nécessairement sociale » affirme Sartre, puisque le choix d’un homme implique toute l’humanité » (Situation II). Victor Hugo estimait que « les écrivains non engagés sont inutiles » (Les rayons et les ombres). L’écrivain engagé, c’est celui qui s’investit porte-parole de son peuple. Sa responsabilité est la lucidité qui lui permet de prendre conscience des problèmes essentiels de ses contemporains et par conséquent mesurer l’impact de ses écrits. L’écrivain et les artistes sont résilients par nature, car ils doivent constamment réadapter, remodeler, réajuster leurs propos et leur comportement au monde et œuvrer pour que le monde, anormal à ses yeux, devienne normal. La posture de résilience de l’écrivain est amplifiée lorsque les fractures sociales jusque-là latentes deviennent des crises ouvertes menaçant l’équilibre social comme la crise sécuritaire que traverse le pays depuis quelques années.
On peut distinguer trois grandes modalités de résilience des écrivains :
  La résilience littéraire : mise en fiction des crises et des tares de la société et des individus et mise en scène de personnages résilients ;
  L’écriture résiliente qui concerne les écrivains qui ont subi ou vécu des traumatismes sociaux et qui ne peuvent se libérer que par l’acte d’écrire, écrire devient un acte thérapeutique qui permet sinon de guérir le trauma, du moins de mieux le supporter et reprendre gout à l’existence ; dire pour guérir. Cette catégorie s’inscrit dans la littérature personnelle, les écritures de soi ;
  La résilience citoyenne : l’écrivain prend faits et causes pour une situation ou dans une situation par des actions non spécifiquement littéraires : manifestations de rue, adhésion à des mouvements politiques, philosophiques, religieux, associatifs, participation à des émissions radio et télé, animation d’un blog, etc.
L’exposé illustratif se limitera à la première modalité, de loin la plus significative dans le paysage littéraire burkinabè.

2. La résilience littéraire des écrivains burkinabè

Le fondement de la résilience littéraire est par essence la fiction dont le moteur est l’imagination. Le carburant de l’imagination est la société elle-même dans la mesure où « la littérature est l’expression de la société », autrement, il s’établit entre la société et l’écrivain une relation dialectique : l’influence de la société sur l’écrivain et l’influence de l’écrivain sur la société.
a) La société : facteur d’influence et d’inspiration
L’écrivain, celui qui crée des valeurs par le langage, est formaté par la société dont il est issu, société qui lui impose certaines conditions d’existence, tant matérielles que spirituelles. La société dont il s’agit, ce sont sa famille, son quartier, son village, sa province, sa région, son ethnie, son pays, son continent, voire tous les autres continents ; il appartient à ces structures avec toutes les valeurs morales, spirituelles, intellectuelles qui y sont générées. Cette société a aussi une dimension temporelle, celle d’aujourd’hui qui coïncide avec la période d’existence physique des écrivains ; mais l’écrivain n’est pas façonné par le temps de maintenant exclusivement, il l’est aussi par le temps historique, la vie de l’humanité passée, l’humanité constituée de ses aïeux, sans doute, mais aussi de tous ceux qui l’ont précédé sur cette terre. Il est donc façonné par l’immense temps historique. « La conscience de l’écrivain, déclarait Prosper Bazié, est plus vaste que celle d’un Etat ». La production de l’écrivain, en tant que produit de l’histoire et d’un espace donné, ne peut pas ne pas être, d’une manière ou d’une autre, le reflet de la société. L’histoire présente et passée constitue donc l’environnement inspirant de l’écrivain.
Le deuxième moment concerne l’impact de la création littéraire sur la société : un art qui ne change pas notre vision du monde, qui ne modifie pas notre système de croyance et de connaissance mérite-t-il le statut d’art ? Un médicament qui ne soigne pas est-il toujours un médicament. C’est là un des principes fondamentaux de la fonction de l’art et de la littérature : modifier l’univers des valeurs du récepteur. La littérature n’a d’intérêt que parce qu’elle est un mode de connaissance, c’est-à-dire un processus qui fait connaître sous un autre jour la réalité sociale, c’est un « processus de connaissance du réel » (Barbéris). Bien entendu, l’on peut s’interroger sur la valeur de ce mode de connaissance : tire-t-il l’individu ou la société vers le haut ou vers le bas ? La littérature ne saurait évidemment échapper à ce conflit éthique du Bien et du Mal dont les définitions sont relatives aux postures idéologiques des récepteurs. Mais l’on peut se fonder sur le principe que l’écrivain authentique est celui qui représente idéalement les valeurs positives de sa société, les forces centripètes qui construisent « la cohésion sociale », qui permettent « le vivre ensemble », de « faire humanité ensemble » (recueil poétique de Alfred Diban ayant obtenu la Mention spéciale du Prix FILO 2020).
C’est dans cette vision de la fonction de l’art et de la littérature que se sont inscrits depuis longtemps les écrivains africains : les colloques des écrivains africains de Paris (1956), Rome (1959) et Yaoundé (1973) ont toujours défendu ce postulat. Les premiers écrivains burkinabè, à la suite de leurs ainés de la négritude, se sont s’inscrits dans cette veine : pour Pacéré la littérature doit réconcilier l’individu, le citoyen avec son identité culturelle afin de lutter contre l’aliénation culturelle ou de la prévenir, pour Patrick Ilboudo, plus politique, la fonction de l’écrivain est de procéder au toilettage de la société, pour Ansomwin Ignace Hien, il s’agit de conduire l’humanité vers les hauteurs de la spiritualité (contre l’aliénation matérielle)
Mais en lien avec le thème du colloque, on se limitera aux œuvres récentes traitant de l’actualité sécuritaire du pays et de la région sahélienne. L’atmosphère de ces œuvres pourrait être caractérisée par l’expression de l’écrivaine algérienne Assia Djebar (Le Blanc de l’Agérie) « Voici qu’arrive le temps des égorgeurs », expression utilisée pour évoquer la décennie noire algérienne des années 90 après l’annulation des élections remportées par le FIS en 1991. On peut distinguer 4 niveaux dans la représentation des faits par les auteurs du corpus : le statut et l’identité des terroristes, leur mode opératoire, les formes de traumatisme en résultant, et enfin les formes de résilience.

2.1. Profil identitaire des terroristes : les auteurs procèdent d’abord à une esquisse du portrait du terroriste. On peut en retenir quelques traits :

1) L’agressivité : les terroristes sont présentés comme des agresseurs, comme des groupes ou des personnes qui attaquent d’une manière brutale sans avoir été provoqués auparavant. Les populations attaquées ne savent pourquoi elles le sont.
2) Le travestissement : les terroristes exploitent de nombreux procédés pour dissimuler leur identité :
a) absence de dénomination précise : les auteurs les désignent tantôt par la nature du masque qu’ils portent :Turbans noirs (Bouktou), Cagoulés de la mort (Panafrica) chez Dramane Konaté, ou par leur origine spatiale présumée : Broussards, Pirates des sables pour Hama Baba, ou encore par le nom du chef supposé : Les hommes du Cheick (Pakisba Ali Ouédraogo), etc.
b) le mode vestimentaire : en plus des turbans ou des cagoules, ils portent souvent de « longs boubous » ou des « redingotes » (Hama Baba) avec des sabres ou des armes à feu en bandoulière sur leur buste » (Triade de sang, p. 22).
c) La pilosité du visage : abondance de la barbe et des cheveux : « leurs visages barbus depuis la source de l’oreille jusqu’à la naissance du cou » (Triade, p. 22). « Comme signe distinctif, ils ne se rasaient jamais. Ni barbe ni cheveux » qui leur permettait de se communiquer par télépathie (Jour en tribut, p.32). Le chef terroriste avait une « abondante barbe qui lui descendait jusqu’à la poitrine » (Triade, p.30). Le travestissement fonctionne comme au théâtre : l’acteur change d’identité en montant sur scène, tout comme le font les terroristes. Le déguisement est donc un code, un code d’appartenance à un groupe terroriste, mais cela ne permet pas de les identifier individuellement, ce qui en fait leur force.
3) L’arabité des leaders s’ils sont désignés : Al Nibal, Cheick Al Sourabi, Al Ibliss, Ben Hadad, Ibn Abouss ; cela suggère l’origine étrangère du mouvement ce « sont des combattants venus de contrées lointaines. Leurs traits n’avaient aucune similitude avec ceux de la région ; leur dialecte non plus » (Une lune rouge, p.10).
4) La motivation des terroristes. Bien que les mobiles ne soient pas toujours explicites, les œuvres évoquent cependant deux types de motivation, les motivations idéologiques et les motivations personnelles.
• Motivation idéologique : Il faut distinguer deux formes de motivation idéologique, la forme religieuse et la forme politique.
a) La forme religieuse : Les terroristes se présentent comme des adeptes de la religion musulmane prônant la mise en place d’un « ordre djihadiste » ; les attaques sont ainsi quelquefois précédées de l’invocation du nom d’Allah : « Allah Akbar » (Triade55, 59). C’est le cas dans Yallah s’est exilé avec Ben Hadad, fondateur du mouvement Jihadullah et qui a créé d’autres mouvements qui lui sont affiliés à travers le monde et qui opèrent en son nom. Pour cela, lui et ses adeptes se fondent sur le Livre Saint : Sourate II, verset 200 « Oh ! Les croyants ! Soyez endurants. Incitez à l’endurance. Luttez constamment contre l’ennemi et craignez Allah, afin que vous réussissiez » (18) ; verset 193 de la Sourate La vache : « Et combattez-les jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’association et que la religion soit entièrement à Allah seul. S’ils cessent, donc plus d’hostilité, sauf contre les injustes » (84).
Les Turbans noirs (Triade de sang) semblent s’inscrire dans cette voie, celle d’imposer la loi du Livre saint aux habitants de Bouktou. Ils ont créé un Ordre djihadiste dirigé par Ag Ibliss dont l’objectif est d’imposer la charia dans tous les territoires occupés. IL en est de même pour les Combattants du Cheick Al Sourabi qui est un prédicateur (Une lune rouge).
b) Motivation politique. A côté de cette motivation religieuse, il y a une motivation plus politique : combattre le système imposé par Babylon, par l’Occident. C’est dans cette voie que s’engage AL –Nibal recruté parmi les désœuvrés de la capitale : « C’est le système qui nous tue… Il n’y a plus de travail, plus de solidarité. Babylon système, du moins l’Occident, est la cause de nos malheurs » (53). « Les Occidentaux, dit-il, pour justifier l’attentat sur l’Avenue Panafrika, ne sont pas des humains (80) : ils ne croient pas en Allah, tuent les enfants d’Allah dans des guerres injustes, ferment leurs frontières après avoir pillé les richesses des autres peuples, tiennent des propos blasphématoires contre le Livre Saint, promeuvent des mœurs qui sont attentatoires à la dignité humaine (homosexualité) », etc. « Nous tuons aussi nos frères africains qui pactisent avec Babylon. Les amis de nos ennemis sont nos ennemis », dit-il pour signifier qu’il ne s’agit pas d’un conflit racial, mais une lutte de classes !
D’autres personnages adhèrent aux groupes terroristes pour des raisons de justice sociale : lutter contre les inégalités sociales notamment la hiérarchie entre supposés nobles et esclaves dans certaines sociétés du sahel. Cas du roman de Hama Baba (Les chants du coq de Tori) où de jeunes gens adhérant à la prédication de l’iman du village vont le suivre lorsque celui-ci se radicalise et rejoint les groupes armés.
• Motivation personnelle
La vengeance de parents tués par l’armée loyaliste. C’est le mobile de l’attentat-suicide opéré sur un bus par le jeune kamikaze de 14 ans : venger ses deux sœurs et son père tués lors d’un bombardement ! (Yallah s’est exilé, p.10). Il en est de même dans Les chats du coq où des jeunes rejoignent les groupes armés pour protester contre les exactions de l’armée loyaliste et de ses supplétifs fondées sur « le délit de faciès » (85), donc contre la stigmatisation.
Il y a des mobiles plus personnels liés à la structure psychique du personnage (désir de grandeur). Le jour en tribut décrit le parcours de Bakassala qui, après une enfance asociale liée à sa cruauté précoce, est devenu, à l’âge adulte, le maître redouté de la terreur dans son pays. Malgré son séjour dans un hôpital psychiatrique, sa violence et sa cruauté ne cessèrent de s’intensifier, car dès sa sortie, il assassina sa mère avant de disparaître du pays. Il réapparaitra plus tard à la tête d’une armée bien équipée et bien organisée pour mettre le pays en coupes réglées. Il se mit à prêcher une nouvelle religion, le bakassalisme dont le signe extérieur serait le non rasage des cheveux et de la barbe, et où lui, Bakassa, serait adoré au même titre que le Dieu suprême : « Aucune prière ne doit s’adresser à personne d’autre que moi…Existe-t-il un autre Dieu que Moi ? » (106). Il s’agit là du profil d’un déséquilibré mental, qui après avoir amassé suffisamment de richesses par sa violence et sa cruauté, cherche à imposer par la terreur à la communauté sa vision débile du monde, mélange incohérent du religieux et du politique, fondé sur le culte de sa personnalité, sur la dépravation, sur la remise du pouvoir aux moins intelligents, c’est-dire la promotion de l’idiocratie.
Il ressort donc que les causes sont variées, mais quelle que soit la motivation, elle est assortie d’une coloration religieuse.

2.2. Le mode opératoire : comment procèdent-ils ?

a) offensivité : Action stratégique armée, destinée à imposer aux populations leur volonté, à la chasser de ses positions et à l’anéantir. Ils détiennent l’initiative de l’attaque, de la guerre. Imposent leur calendrier.
b) soudaineté de l’action : Pour que l’action offensive réussisse, elle doit se réaliser par surprise, surprise liée au choix du moment et des lieux. Elle survient aux moments et dans les lieux où la population ne s’y attend pas ; une action qui vient troubler une situation normale : dans les trois nouvelles qui constituent La triade de sang : le narrateur décrit d’abord une situation ordinaire, qui, si elle n’est pas heureuse, elle est au moins empreinte de quiétude : l’appel du muezzin pour la prière de l’aube, en début de soirée dans les maquis après une dure journée de labeur, ou en début d’après-midi les plages. Dans Yallah s’exila (Hadiza Sanoussi), c’est le bus matinal qui transporte les travailleurs à leurs postes. C’est dans ces moments de quiétude que surgit l’horreur, l’apparition soudaine des groupes armés : les Turbans noirs égorgeant les fidèles qui se rendaient à la mosquée, le crépitement soudain des armes dans le maquis ou sur la plage, la déflagration de la bombe dans le bus, tout cela semant la panique générale avec son lot de victimes ensanglantées et de maisons incendiées. La soudaineté concerne aussi la diversité des lieux. Les récits désignent des lieux différents, mais fortement symboliques, où ces trames peuvent se jouer. En effet, il n’y a plus de différence entre espaces profanes et espaces sacrés. La diversité des espaces où sont confondus espaces profanes et espaces sacrés et la diversité des moments des opérations rendent les populations fragiles, étant exposées en tout lieu et en tout temps à la mort soudaine et violente. Cela constitue l’une des caractéristiques de cette forme de violence appelée terrorisme : l’imprévisibilité spatiale et temporelle des attaques rendant l’attente de la prochaine attaque insupportable. C’est ce que vit la population dans Le jour en tribut : le pays entier est concerné par ces attaques : villes, campagnes, églises, mosquées, hôtels, plages, marchés, quartiers résidentiels, quartiers moins nantis, etc. Les attaques ne peuvent intervenir en tout lieu et presque à tout moment. L’imprévisibilité spatiale et temporelle des attaques rend l’attente des attaques insupportable par les populations.
c) L’ampleur de la violence des actions : toutes les formes de violence semblent permises :
 tirs d’arme à feu sur des humains comme sur des lapins, tirs à vue d’œil et à bout portant, comme dans un exercice ludique d’adresse, que la cible soit éveillée ou endormie, qu’elle soit mobile ou fixe, qu’elle soit homme, femme ou enfant ;
 dislocation des familles, déplacement des populations transformées en réfugiés dans leur propre pays ;
 incendies de maisons où sont enfermés hommes, femmes et enfants : « Je vais faire danser ces rats et ces chauves-souris et rôtir ces cancrelats » s’exclame un personnage Tribu59 ;
 destruction de lieux de culte, de moyens de transport, d’infrastructures économiques (champs, usines, boutiques) culturelles, scolaires, sanitaires, etc.
 regroupement dans des camps de jeunes filles et jeunes garçons pris en otages : ces mâles et ces femelles auront pour fonction de se reproduire pour une usine à bébés qui alimentera un trafic juteux de nouveau-nés (Jour en tribut) ;
 prélèvement d’organes sur les cadavres pour constituer un réseau de trafic d’organes humains ;
 condamnation d’otages à être dévorés par des chiens affamés depuis plusieurs jours et enfermés dans un enclos ;
 exposition publique d’hommes et de femmes à la nudité : « Qu’on le déshabille immédiatement, je veux le voir tout nu » ; « Je vous en supplie, laissez-moi le peu de dignité qui me reste… » (Jour en tribut, p.128) ,etc.
 A cela il faut ajouter l’anthropophagie : les terroristes font braiser les cœurs des hommes abattus et préparent de la soupe avec leurs têtes, ces repas presque rituels doivent être préparés par les femmes des hommes abattus. Dans la logique mystique, ce rituel est un antidote contre les pouvoirs éventuels des suppliciés (Le jour en tribut, p.51)
La description de ces modes d’actions correspond parfaitement à une des nombreuses définitions du terrorisme : « Ensemble des actes de violence qu’une organisation politique exécute dans le but de désorganiser la société existante et de créer un climat d’insécurité tel que la prise du pouvoir soit possible » (TLF). On y retrouve les trois traits caractéristiques : i) dimension collective (ce n’est pas l’action d’un individu isolé), ii) dimension politique : finalité est sinon la prise du pouvoir, du moins une stratégie pour faire accepter ou imposer sa vision du monde, son modèle sociétal et éthique, iii) dimension opératoire : poser des actions violentes hors normes et répétitives comme les tueries massives, la destruction de lieux symboliques et stratégiques. Pourquoi tant de violences ? Pourquoi cet acharnement « à charcuter un humain de la façon la plus cruelle possible, au nom de Dieu » s’interroge l’écrivain algérien Arezki Mellal. Les philosophes et les psychanalystes lui donnent les raisons. Pour Foucault (Punir et surveiller. Naissance de la prison, 1975), les excès dans les supplices pour donner la mort relèvent de l’économie du pouvoir, une manière d’intensifier son pouvoir, de montrer le caractère quasi illimité de son pouvoir. Ces « excès de supplices pour donner la mort » peuvent aller au-delà de la torture pour atteindre le mort, le cadavre : défiguration, dépeçage, démembrement. C’est ce que le psychanalyste Paul-Laurent Assoun appelle ‘tuer le mort’. (Tuer le mort. Le désir révolutionnaire, 2016) Dans le cadre d’une logique collective comme celle des terroristes, il s’agit d’amplifier la peur au sein de la population : la mort ne fait pas peur, mais la manière par laquelle elle sera donnée.

1. Les formes de traumatisme

Ces attaques ont d’énormes conséquences au sein de la société comme les viols des femmes transformées en esclaves sexuelles (on épargnait les femmes !), les morts innombrables, les blessés, les réfugiés et déplacés, la dislocation des familles et des villages, les dégâts matériels de toutes sortes : incendie de maisons individuelles, d’immeubles publics, Toutes ces atrocités avaient elles-mêmes d’autres conséquences : le traumatisme, la répercussion psychologique de ces violences sur les victimes qui ont échappé à la mort ou qui l’attendent. Le jour en tribut développe deux formes de traumatisme, l’une relative à la psychose collective, l’autre au dérèglement psychique conduisant à la folie.
• La psychose collective
L’annonce et l’attente de l’arrivée des terroristes mettent les habitants de la ville de Wadata sous une pression quasi insupportable. Par peur de leur arrivée prochaine, la vie s’était arrêtée dans cette ville : aucun travail, aucune activité, aucune vie sociale, chaque famille est restée terrée chez elle ; la ville était tendue, était en attente (p.43), de quoi, d’une hécatombe, d’une immolation. Les groupes terroristes avaient réussi à inoculer la peur dans les veines de chaque habitant de la ville au point de la rendre impuissante, de la paralyser totalement. Quand le serpent hypnotise sa proie, celle-ci reste impuissante devant l’agresseur : telle était la situation des habitants de Wadata, morts avant que l’attaque ne soit donnée. C’est une attitude contraire à l’adage populaire qui dit « Cabri mort n’a plus peur du couteau », qui présume que le cabri se défendra avec la dernière énergie, n’ayant plus rien à perdre. Ici, le cabri, bien que mort, a toujours peur du couteau ! Autrement dit, les habitants se laisseront massacrer sans opposer la moindre résistance « Le vrai temps de la terreur est celui de l’attente », déclarait Marc Weitzmann. La peur et l’attente sont préparées par des rumeurs de toute sorte, rumeurs sur les massacres des villages voisins, sur la déroute de l’armée nationale, rumeurs annonçant que la ville est assiégée, que l’on ne peut ni y entrer ni en sortir, rumeurs annonçant l’assaut imminent de la ville isolée et abandonnée du monde. Toutes ces informations indiquent la puissance de feu de l’ennemi, élèvent le niveau de la peur et le sentiment d’impuissance des populations. Il s’agit de l’une des stratégies efficaces adoptées par les terroristes pour imposer la peur, la peur paralysante qui facilitera leur victoire.
A côté de la psychose collective, il y a une autre forme de traumatisme, celle qui désorganise la structure psychique de l’individu et le conduit à la folie. Le cas le plus significatif est de celui du personnage Peace, jeune fille studieuse de 17 ans, en terminale scientifique, et qui souhaite être médecin comme son père qui a pris l’option de servir dans l’humanitaire. Mais ce destin sera remis en cause par l’arrivée des terroristes : famille détruite, son père, sa mère et ses sœurs seront tués. Elle sera enlevée et deviendra la maitresse du chef des terroristes, celui qui sème la terreur dans tout le pays. C’est pendant qu’elle attendait un enfant de ce chef redouté que l’armée nationale réussit à neutraliser les terroristes et à libérer le pays de son emprise. Peace rejoint ses oncles à la périphérie de la capitale et met au monde un garçon. Et c’est en ce moment que commence la dégradation psychologique de la jeune fille : ses nuits étaient peuplées de cauchemars où elle était poursuivie par le chef terroriste ; elle dormait peu, mangeait peu et était devenue agressive. Des cauchemars elle était passée à des visions : elle courait alors en criant dans la maison et dans cour, poursuivie dit-elle par le père de l’enfant ; elle considérait alors l’enfant comme un monstre, la réincarnation du chef mort, refusait de le nourrir et finit par l’étrangler. Le roman se referme sur cet infanticide, indice du début de folie de Peace.

2. Résistance et résilience des populations

Face à ces difficultés, comment réagissent les populations ? Les narrateurs et les personnages ? Les œuvres évoquent deux grands types de résilience : physique et morale.
  la résistance armée : résilience territoriale (refus de quitter le terroir) une des options des œuvres. Le jour en tribut évoque la position d’un actant collectif, les habitants de Wadata, après avoir été paralysés par la peur, ont développé des stratégies pour faire face à la situation. Se sentant abandonnés, révoltés contre le pouvoir central (ils se demandaient « à quoi sert le président ? qui paraissait sans aucun commandement, pareil à un enfant perdu dans son propre pays, p.44) les jeunes s’organisent en groupes d’autodéfense et veillent sur la ville avec leurs armes de fabrication artisanale. Ils mettent en place des barrages, instaurent des couvre-feux de jour comme de nuit. « Les quartiers bourgeois » ont même recruté des milices spécialisées, bien armées et bien formées pour leur défense. Cf. aussi Une lune rouge où le personnage Ismaël, après s’être exilé en Europe à la suite d’une attaque terroriste décide de revenir auprès des siens pour mener la lutte armée contre les assaillants et les occupants.
Résilience morale :
  La sensibilisation des populations pour ne pas se radicaliser : Les chants du coq. Mais celle-ci ne sera efficace que si l’on prend en compte les conditions des jeunes car « Face à un avenir qui parait bouché, sans perspective de solution, une aigreur, voire une haine sourde, monte dans les cœurs et dans les esprits de la jeunesse. Cette violence est en train de devenir une culture » Déclaration conférence épiscopale Burkina-Niger, 2013.
  Tentative de raisonner les terroristes : certains personnages opposent d’autres formes de résistance de nature essentiellement morale. Dans La triade de sang, des personnages réagissent, verbalement, en se fondant sur les enseignements du Coran, pensant infléchir les terroristes : « Celui qui a tué une seule personne qui n’a commis aucun meurtre ou méfait sur terre, c’est comme s’il avait tué l’humanité entière… » 35, Sourate 5 verset 32 « N’attendez-guère à la vie humaine qu’Allah a rendue sacrée », Sourate 151 verset1. Dans Le jour en tribut, retenue par les terroristes, Sœur Rita, à genoux, chapelet en main, et priant publiquement, brava l’interdit du chef qui punit de mort quiconque prie autre Dieu que lui.
  Le doute rationnel : narrateurs et personnages, après analyse du comportement des terroristes, doutent de leur engagement religieux.
Dans La triade de sang, le narrateur après le massacre de Bouktou, achève son récit par ces questions rhétoriques : « Ô Seigneur ! La vie n’est-elle pas l’œuvre d’Allah, l’Unique ? Pourquoi tuer son prochain, massacrer des humains au nom d’un ordre quelconque ? » Et de se référer au verset 93 de la sourate 2 : « Dis-leur : Quel bien mauvais ordre vous donne votre foi, si vous êtes croyants ! » 43
Dans Yallah s’exila, les adeptes du mouvement djihadiste commencent à douter du bien-fondé de la lutte vu le comportement du fondateur du mouvement international Ben Haddad : celui-ci, malgré son austérité, s’est rendu coupable du viol de la fille de son hôte. Comment ce personnage, qui est si vénéré à travers le monde, qui est si attaché aux préceptes du Coran, comment a-t-il pu poser un tel acte ? Dès lors les personnages, en particulier le père de la victime, celui qui croyait avoir donné asile à un saint homme, est saisi par le doute, et s’interroge sur la pertinence des attentats pour diffuser la parole sainte. Ce doute entre moyens et fins, ce doute qui a un parfum d’humanisme ferme le roman.
Il en est de même de l’otage dans Les chants du coq de Tori : les preneurs d’otages, terroristes musulmans, n’observent pas certaines règles de l’islam : rite des 5 prières quotidiennes, la non consommation d’alcool ou de substances hallucinogènes (drogue), l’hygiène corporelle, etc.
Certes, ces formes de résistance, armée ou morale, n’inversent pas les rapports de force en faveur des populations, mais si ces formes sont amplifiées, ce pourrait être le cas.

Conclusion

Que peut la fiction devant la terreur, pourrait-on s’interroger. Parce que la fiction est une forme témoignage plus réelle souvent que celle des autres sciences : Engels confessait qu’il a plus appris de Balzac que des historiens et des économistes (site de Laélia Véron stylisticienne). « La vérité est que les chefs d’œuvres du roman contemporain en disent beaucoup plus long sur l’homme et sur la nature, que de grands ouvrages de philosophie, d’histoire et de critique » ; « la littérature de fiction nous parle de l’homme, nait de l’expérience humaine et enrichit l’expérience humaine » . Si la littérature constitue un moyen privilégié pour connaître la vie, écrit Bouveresse, c’est parce qu’elle n’est finalement rien d’autre que la vie elle-même…
Toutes ces citations pour justifier que la fiction, par sa puissance émotive, peut pousser à l’action ! C’est un acte de langage susceptible de produire des effets sur le lecteur.
En somme, la fiction a un lien fort avec le réel et permet aux hommes et aux sociétés de s’enrichir, de se réinventer, se réadapter continuellement face aux contingences de l’existence.
Ecrire une œuvre littéraire dans l’urgence est une gageure : comment tenir le double pari de l’exigence de la forme et du contenu ? C’est le défi relevé par les auteurs burkinabè. Ainsi à l’heure où notre pays traverse une crise d’une ampleur inédite, où la remise en cause des valeurs communes est si profonde que l’intégrité territoriale s’en trouve menacée, il s’avérait nécessaire d’interpeller la littérature, et d’une manière générale les œuvre artistiques, sur leur capacité à apporter, sinon des solutions, du moins des pistes de réflexion qui pourraient conduire à des propositions de solution à cette crise de valeurs dont le côté sécuritaire qui menace l’unité nationale n’en est que la conséquence la plus visible.

Corpus cursif

Bandaogo Zakaria, La bargue du destin, 2022.
Collectif d’auteurs s/d de la SAGES, Plumes d’oisillons 1, Hector Adams, 2022.
Ganamé Boukary, Terrorisme et amour PUO, 2022.
Gopfert andréas, Liliou Anicet, Eduquer à la paix et à la non-violence, Harmattan Burkina, 2014.
Hama Baba, Les chants du coq de Tori, Harmattan Burkina,2022.
Kaziende Hélène, Le jour en tribut, Publiwiz, 2018.
Konaté Dramane, Sahéla, Icralivre, 2017.
Konaté Dramane, La triade de sang, Icralivre, 2017.
Kouevi Dédé Rose Gloria, Le dilemme, Hector Adams 2022.
Ouédraogo Pakisba Ali, Une lune rouge. L’histoire d’Isamael le refugié, Mercury éditions, 2017.
Sanoussi Hadiza, Et Yalla s’exila, Harmattan Burkina, 2015 (Jel, 2010).
Sidibé Sidi, De mon village à l’insurrection, Harmattan, 2022.
Zonga Hamidou, Foubé ou la croisade des femmes, 2021.
Zoungrana Paul P. Et si les armes devenaient des fleurs, Sankofa éditions, 2015.

Pr Yves Dakouo
Université Joseph Ki-Zerbo
Laboratoire : Langues, discours et pratiques artistiques (LADIPA)