Ces questions concernent beaucoup de disciplines, si non toutes les disciplines. Il y a bien sûr l’épineux problème du déficit des formations techniques et professionnelles ; celui non moins épineux de la crise de l’éducation civique. L’urgence de diversification des langues étrangères, dans le système éducatif burkinabé, nous parait également être une bonne piste de réflexion, pour ceux qui en ont les compétences. Nous, notre regard portera, ici, sur ce que nous connaissons le mieux, et qui est l’enseignement de la philosophie. Nous partons de la question ainsi posée : l’enseignement de la philosophie est-il vraiment nécessaire dans un pays aux ressources limitées comme le Burkina Faso ?

Beaucoup d’acteurs du développement se joignent à l’opinion commune pour affirmer que la philosophie n’est pas une priorité dans un pays aux ressources insuffisantes comme le Burkina Faso. Quelles sont alors leurs raisons ?
Pour certains économistes et décideurs politiques, la priorité d’un pays pauvre, c’est le développement des secteurs productifs qui assurent un rendement matériel concret et qui accroissent la richesse nationale. Il faut alors mettre l’accent sur l’agriculture, l’industrie, l’élevage, la pêche, les infrastructures et les équipements. C’est aggraver la pauvreté que d’ouvrir des écoles de philosophie, car un peuple ne vit point d’idées mais de pain. Les spéculations et les bavardages d’un philosophe n’ont jamais produit le développement. Sur ce point, Karl Marx avait d’ailleurs vu juste depuis le dix-neuvième siècle ; pour lui, les philosophes n’ont fait « qu’interpréter le monde de différentes manières » alors que le plus important dans une société qui veut avancer, « c’est de le transformer ».
En ramenant ainsi la philosophie à des débats interminables, on peut dire qu’elle retarde l’effort de développement ; avec ses critiques sans fin, sa remise en question de tout, elle sème le doute dans l’esprit du peuple laborieux. Elle détourne la jeunesse de la juste voie, comme l’ont pensé les accusateurs de Socrate à Athènes. Un ouvrier, un mineur, n’ont que faire de sagesse philosophique. Un paysan de Passakongo, dans la province du Mouhoun, peut bien vivre sans philosopher et une calebasse de « Gnamou », la bière locale, vaut mieux, pour lui, que le monde des idées de Platon. Dans une société pauvre, l’essentiel c’est le savoir-faire qui assure la production et la productivité. Ce n’est pas en ayant l’esprit dans les nuages, qu’un peuple peut trouver sa voie. Platon disait qu’il fallait chasser le poète de la cité ; mais, c’est plutôt lui le philosophe qu’il faut bannir de toute république, car il distrait le peuple pour rien. Les pays pauvres, pour économiser leurs maigres ressources, devraient d’ailleurs envoyer tous leurs professeurs de philosophie dans les champs où ils cultiveraient utilement de la tomate et du haricot pour le peuple.
Les priorités d’un pays pauvres doivent donc aller vers le développement des connaissances scientifiques qui, elles, permettent de comprendre le monde d’une seule manière et de le transformer. Ces connaissances scientifiques permettront d’accroître le savoir et le savoir-faire du peuple travailleur. Elles produiront des techniciens dans tous les domaines. En ouvrant la route des inventions techniques, la science augmentera le capital stratégique et technologique de la société. Comme l’avait envisagé Descartes, depuis le XVII° siècle, c’est par la science et la technique que l’homme peut devenir maître et possesseur de la nature. Les spéculations oiseuses, de nous autres les philosophes, ne peuvent servir qu’à mourir de faim, de froid et de maladies.

Par sa nature réelle, la philosophie nous parait pourtant bien nécessaire pour toute société qui veut se pérenniser.
Toute analyse faite, on peut constater que les pourfendeurs de la pensée philosophique lui préfèrent cette autre forme de pensée qu’est la science. Mais, le savoir scientifique ne donne pas de réponses à toutes les questions que les hommes se posent. Il nous éclaire sur la nature ; il nous permet d’expliquer les phénomènes qui se produisent autour de nous. Mais, en fait, la science ne répond pas aux questions essentielles de la condition humaine. Elle n’éclaire pas totalement notre conscience ; par exemple, elle ne nous dit pas, d’où nous venons, qui nous sommes, où nous allons et qu’est-ce que nous pouvons espérer après l’épreuve inexorable de la mort. La science ne donne pas de sens aux choses. Elle se contente de nous dévoiler les lois implacables de l’univers, d’ouvrir nos yeux sur la cruelle vérité du monde. Seule la philosophie (elle et la religion, sa consœur de toujours) nous oriente et nous guide ; c’est elle qui nous console. Dans ce sens, la philosophie d’un peuple, c’est sa spiritualité, son âme, son savoir-être au monde, en dehors duquel, elle n’est qu’une troupe de primates sans véritable civilisation humaine. Un peuple sans âme est alors le plus pauvre des peuples du monde ; quelque soit le niveau de ses richesses matérielles, il s’effondrerait face à la plus petite épreuve.
Par ailleurs, chasser le philosophe de la cité, pour appeler les techniciens, serait une grave erreur. Certes, la technique nous permet d’agir sur le monde. Elle nous donne le pouvoir nécessaire à sa transformation. La technique accroît nos forces ; elle multiplie la richesse, mais elle ne résout pas tous les problèmes de l’homme. Elle ne peut rien faire face à l’angoisse existentielle de l’humain, qui se manifeste quotidiennement dans le vécu de la solitude, dans l’expérience de la peur face à la mort et dans le sentiment de l’absurdité de la vie. Elle ne peut rien faire devant nos problèmes métaphysiques. Elle ne peut pas nous rassurer sur notre sort après la mort. La technique ne peut rien faire pour monsieur Sanoudiallo qui, atteint d’un cancer, doit mourir bientôt ; là, il faut appeler à ses chevets, plutôt le philosophe Zankitoé ou le prête Goroboly, plutôt que le médecin Sanabado, ou l’ingénieur Dayokoté. La vie d’un peuple dépasse le simple besoin de pain, d’eau, et de paille pour dormir, comme pourrait l’imaginer l’épicurien. En effet, la réalité humaine, c’est aussi la souffrance physique et morale, l’expérience quotidienne de la mort, le désespoir, la quête de bonheur, et bien d’autres choses qui ne relèvent pas de la dimension matérielle du monde. C’est pour cela que tout peuple a besoin de nourriture spirituelle et d’enracinement philosophique fort.
D’autre part, aucune société ne peut traverser le temps sans un « savoir-être » qu’elle transmet à chaque génération nouvelle. Tout peuple a besoin de proposer, à ses membres, un art de vivre, une identité, un tempérament, une mentalité. C’est dans ce patrimoine spirituel que chaque individu pourra tirer des forces pour affronter les épreuves de l’existence.
Sous cet angle, on peut même dire que ce sont les peuples les plus pauvres, matériellement, qui ont besoin de philosophie. En effet, que ce soit pour supporter le déficit des ressources, ou pour générer des énergies extraordinaires qui produiront le progrès, une philosophie demeure indispensable. Aucun peuple n’a pu réussir son développement sans espérance spirituelle forte. Pour les nations contemporaines démunies, il ne s’agit donc pas seulement d’instruire et de former les jeunes pour gagner l’avenir. Il s’agit aussi et surtout, d’éduquer les générations nouvelles, de développer leur esprit d’homme. Il s’agit de préparer les acteurs du futur à affronter les turpitudes de leur devenir. C’est précisément cette œuvre de construction de l’homme qui rend indispensable la philosophie dans des nations comme le Burkina Faso, où les sociétés aspirent au progrès et à la pérennité. Mais, à quelles conditions la philosophie et son enseignement peuvent être d’utilité publique dans ces nations qui sont appelées à aller à l’essentiel ? Notre article prochain tentera d’apporter une réponse à cette question.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et philosophie, écrivain.
Kaceto.net