"Dans la vie et très souvent, les événements historiques, les actes des hommes, font l’objet de vives discussions. On cherche toujours à savoir si ce qui s’est passé, ce qui a été fait est bien ou mal. Ce genre de discussion tourne généralement au quiproquo. En effet, rarement, les acteurs ont les mêmes repères d’appréciation. Dans l’exercice de ce noble métier d’enseignant, j’ai régulièrement été amené à le constater, chez les jeunes, mais aussi chez des adultes. La majorité des hommes jugent les événements en soi, sans considération des motivations qui ont amené les acteurs à agir ainsi, plutôt qu’autrement. De cette façon et de ce point de vue de l’éthique au quotidien, tout est mal dans l’histoire et en politique, parce que rien ne s’y fait sans qu’on ne casse des œufs ; rien ne s’y gagne sans que quelque chose ne se perde ; rien n’y ait sans que quelque chose ne meure ; rien n’y est choisi sans qu’autre chose ne soit abandonnée. L’analyse que nous faisons ici, vise alors à montrer que les actes des hommes d’État et des acteurs de l’histoire, apparaissent autrement, quand ils sont perçus dans la dynamique du devenir, où, bien souvent, le présent ne peut être apprécié qu’au regard du passé et du futur. Les événements historiques ne peuvent être adéquatement jugés, que si on leur applique le fameux « principe du moindre mal » des philosophes.
Qu’est-ce que donc ce principe, et quelles en sont les conséquences sur notre jugement des acteurs de l’histoire ?
Tout débat sur le mal et le bien, s’il n’est pas préalablement guidé par une référence consensuelle, tourne nécessairement en rond. En effet, qu’est ce que le mal ? Peut-on s’interroger. A notre question, on peut répondre ainsi : le mal, c’est ce qui n’est pas bien. Alors, qu’est ce que le bien ? Cette question, que se posait déjà Socrate, n’a, en fait, pas de réponse universellement valide. Donnons-nous cependant, comme repère, notre éthique contemporaine. Le bien est alors ce qui se conforme à cette éthique dominante du temps. Pour nous, toutes nos actions doivent tendre vers l’homme. Elles doivent rechercher le respect de la vie qui porte l’esprit ; elles doivent sauvegarder notre dignité et celle d’autrui. Elles doivent respecter les droits de l’humain et tout ce qui concourt à l’épanouissement de la postérité d’Adam ou de l’homo sapiens, si l’on veut ainsi dire. Dans cette optique, le mal est toute action qui entrave la réalité ou la réalisation des fins de la vie morale. Comme illustration du mal, on pourrait alors citer : porter atteinte à l’intégrité physique, morale ou spirituelle de soi-même et d’autrui ; utiliser autrui comme moyen sans son consentement éclairé ; violenter le corps et la conscience d’autrui ; ôter la vie d’autrui ou en faire l’objet d’un commerce quelconque ; s’accaparer, par la force ou la ruse, des biens d’autrui. En conséquence, on peut dire que l’esclavage fut un mal ; que la colonisation fut un mal ; que le nazisme et le stalinisme furent des maux ; que les multiples guerres et crimes de l’histoire furent des maux ; que le razzia de Hiroshima et Nagasaki fut un mal, que le terrorisme contemporain est un mal ; que les révolutions et les insurrections furent des maux.
Un regard vigilent trouverait d’ailleurs que partout, sur la terre et dans toute l’histoire, dans les actions les plus pures et les plus innocentes, il y a des manifestations du mal. Dans ces conditions, le bien n’est rien d’autre que le moindre mal. « Reconnaître le bien dans le mal », telle est l’essence du principe du moindre mal. Ce principe affirme : « entre deux maux, il faut choisir le moindre ; il vaut mieux un peu de mal aujourd’hui, qu’un plus grand mal demain ; il vaut mieux un petit mal local, plutôt que de laisser venir une gangrène ; il vaut mieux le sacrifice de quelques marins, plutôt que le naufrage de toute la flotte. Les applications d’un tel principe sont nombreuses dans la vie quotidienne et dans l’histoire : la coercition éducative sur un enfant est un moindre mal ; en médecine, les vaccins, les ablations les chirurgies sont des moindres maux. En politique, l’assassinat d’un dictateur sanguinaire est un moindre mal ; une insurrection populaire est un moindre mal ; la violence antiterroriste est un moindre mal ; les guerres de libération sont des moindres maux ; Nagasaki et Hiroshima furent des moindres maux. Le moindre mal, utilisé comme dernier recours et en l’absence de toute autre alternative dénuée de mal, devient alors le bien. La majorité des philosophes modernes après Machiavel, à commencer par Leibnitz et Voltaire au dix-huitième siècle, ont pensé que Dieu même gouverne le monde selon le principe du moindre mal. « Dans le système de Dieu, il n’y a pas de mal à la rigueur » ; pense Leibniz ; et, « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles de Dieu » ; déclare Pangloss de Voltaire dans « Candide ou de l’optimisme ». Après les esprits éclairés du siècle des Lumières, l’allemand Hegel et son infidèle postérité marxiste, viendront faire du principe du moindre mal, le moteur même de l’histoire. C’est ce principe qui sous-tend, aujourd’hui encore, la gouvernance économique et politique des États du monde. Son application à l’action politique exige, du décideur, une certaine hauteur de vue et un sens aigu de la responsabilité. Pour nos vies individuelles, nous pouvons retenir, que ce n’est pas seulement la fin qui compte mais aussi les moyens ; que tous les moyens ne sont pas bons, et qu’au cas où aucun des moyens disponibles n’est absolument bon, il faut alors adopter la solution du moindre mal pour la meilleure des fins possibles de l’homme."

Zassi Goro
Professeur de Lettres et philosophie, écrivain.
Kaceto.ne