Le président Kabila et ses conseillers ont vanté les mérites de ce passeport, affirmant officiellement qu’il allait permettre à chacun de circuler librement, dans un monde de plus en plus préoccupé par la sécurité. Mais en privé, les instigateurs de ce nouveau système ont une autre raison de se réjouir : c’est l’occasion d’empocher des centaines de millions de dollars sur le dos des plus pauvres.

Ce passeport est l’un des plus chers dans le monde. Il coûte à chaque Congolais qui en fait la demande 185 dollars - soit près de 175 euros. A titre de comparaison, le passeport français pour un adulte coûte 86 euros, soit moins de la moitié du prix d’un passeport congolais.

D’après les documents consultés par Reuters, le gouvernement de la RDC ne recevrait que 65 dollars sur les 185 payés pour chaque demande, soit 35% du prix.

L’essentiel des sommes versées par le citoyen congolais va directement à Semlex, une entreprise basée en Belgique, qui produit des documents de voyage (passeports, cartes d’identité,...) et à une petite société basée dans le Golfe persique.

PAS DE RÉPONSES AUX SOLLICITATIONS DE REUTERS

Cette société du Golfe, LRPS, reçoit 60 dollars pour chaque passeport fourni, d’après les documents officiels du marché conclu entre le gouvernement congolais et Semlex. LRPS est enregistrée à Ras el Khaïmah, dans les Émirats arabes unis, mais les détails concernant son propriétaire ne sont pas consultables.

D’après une source proche dossier, une certaine Makie Makolo Wangoi, proche du président Kabila, serait propriétaire de LRPS.

Cette même source affirme que Mme Wangoi est allée aux Émirats arabes unis en juin 2015 afin de finaliser le transfert des parts de LRPS à son nom. Des documents relatifs à ce voyage et au transfert des parts montrent que Mme Wangoi détient LRPS, mais les preuves ne sont pas concluantes.

Reuters a envoyé ses questions à propos de LRPS directement à Mme Wangoi par e-mail, mais elles sont restées sans réponse.

La présidence congolaise n’a pas répondu non plus aux sollicitations, à propos du montage sur les passeports, et de l’identité du propriétaire de LRPS. De son côté, la société Semlex n’a pas souhaité faire de commentaire.

A la suite des différentes requêtes envoyées, un haut responsable de la sécurité congolaise a contacté Reuters et a affirmé qu’il communiquerait des réponses au nom de Joseph Kabila, Makie Makolo Wangoi, et les autres personnes déjà contactées.

Il s’est ensuite ravisé et a préconisé d’envoyer toutes les questions au PDG de Semlex, Albert Karaziwan, sans donner plus d’informations.

Albert Karaziwan n’a pas répondu aux e-mails, ni aux SMS qui lui ont été adressés. Ses avocats se sont refusé à tout commentaire, invoquant d’éventuelles poursuites judiciaires contre toute personne qui chercherait à diffuser des informations trompeuses dans l’affaire des passeports.

Reuters a donné la possibilité à Joseph Kabila et aux autres protagonistes présumés de l’affaire de réagir aux informations recueillies. Ils ne l’ont pas fait.

UN PRIX ÉTONNAMMENT ÉLEVÉ

Le prix étonnamment élevé du passeport congolais est pourtant démontré par une offre concurrente d’une entreprise belge sans rapport avec Semlex, Zetes. Dans ce document dont Reuters a pu prendre connaissance, Zetes souligne qu’en 2014, le plan gouvernemental de mise en place des passeports biométriques allait coûter 28,50 dollars pièce. Zetes a confirmé avoir fait cette offre.

Au fil du temps, les passeports biométriques à 185 dollars pourraient rapporter des centaines de millions de dollars aux sociétés LRPS et Semlex, détournant ces ressources d’un Etat instable et miné par la pauvreté. D’après l’ONU, le revenu annuel moyen au Congo n’excède pas 680 dollars par habitant.

L’État congolais a donc besoin de tous les fonds que le pays est capable de mobiliser mais il s’est déjà privé dans le passé de ressources au profit de grandes entreprises. Un rapport publié par l’Africa Progress Panel en 2013, montre que le Congo aurait perdu près de 1,3 milliard de dollars de recettes dans cinq contrats miniers depuis 2010, car les entreprises publiques ont "systématiquement" sous-évalué des actifs lors de la vente de concessions à des investisseurs.

Ces contrats impliquent des transactions complexes entre grandes entreprises mais dans l’affaire des passeports, l’État se prive de revenus prélevés directement sur des citoyens congolais.

Durant le règne de Kabila, certains de ses plus proches collaborateurs se sont beaucoup enrichis grâce aux intérêts détenus dans de nombreuses affaires dans le pays, d’après l’ONG anticorruption Global Witness.

En décembre, Bloomberg avait dévoilé une liste de 70 entreprises – dont LRPS ne faisait pas partie – qui avaient, selon l’agence de presse, des liens avec les membres de la famille de Kabila, dont Mme Wangoi.

Joseph Kabila n’a pas réagi à ces révélations, mais certains de ses proches collaborateurs ont nié le fait que le Congo ait pu avantager certains fonctionnaires ou hommes d’affaires, réputés proches du président.

Ils ont aussi justifié l’implication de membres de sa famille dans les affaires, expliquant qu’ils sont des citoyens comme les autres, en droit d’avoir des activités commerciales. Joseph Kabila aurait dû quitter le pouvoir au mois de décembre dernier, mais les élections ont été retardées et ses opposants lui dénient toute autorité.

UN EXPERT EN SÉCURITÉ ET TECHNOLOGIES

Au cours des vingt dernières années, Semlex est devenu le principal fournisseur de pièces d’identité et de passeports pour de nombreux pays africains. Depuis son siège social, un bâtiment situé sur l’avenue Brugmann à Bruxelles, l’entreprise a fourni des clients aussi bien en Guinée-Bissau, en Afrique de l’Ouest, qu’au Kenya, à l’est, ou à Madagascar, dans l’océan Indien.

La signature d’un contrat avec le Congo – l’un des pays les plus peuplés du continent, avec quelque 70 millions d’habitants – était particulièrement intéressant pour l’entreprise.

Les documents consultés par Reuters – dont ceux concernant les accords entre Semlex et le gouvernement, ainsi que les accords entre des individus et des entreprises impliqués dans l’opération– montrent comment la signature d’un tel contrat a été organisée.

L’un des personnages clés dans cette affaire est le PDG de Semlex, Albert Karaziwan, qui a fondé l’entreprise en 1992 et qui la contrôle avec sa famille quasi intégralement.

Albert Karaziwan est un Belge d’origine arménienne, né à Alep, en Syrie. Il possède un château en Belgique et des intérêts dans l’immobilier et l’hôtellerie. Il intervient principalement dans les domaines des technologies et de la sécurité pour des gouvernements, en particulier en Afrique.

Entre octobre 2014 et juin 2015, Karaziwan a eu divers échanges avec les autorités congolaises, y compris à travers des courriers directement adressés à Kabila, d’après les documents consultés par Reuters.
Le 16 octobre 2014, Karaziwan a envoyé une première expertise de ce que pouvait coûter un passeport biométrique : entre 21.50 euros et 43 euros, précisant que sa société pouvait même les faire fabriquer dans sa propre usine, en Lituanie.

Cinq jours plus tard, Karaziwan a envoyé une autre lettre à Kabila. Cette fois-ci, il a invité deux hauts dirigeants proches du président congolais, Moïse Ekanga Lushyma et Emmanuel Adrupiako, à Dubaï pour discuter des termes du contrat.

Ekanga a dirigé l’organe gouvernemental en charge du programme de coopération sino-congolais portant sur plusieurs milliards de dollars.

DIFFERENDS AU SEIN DU GOUVERNEMENT

Adrupiako est, lui, un important conseiller financier qui travaille avec Joseph Kabila depuis 2001. Un responsable au fait de l’organisation de la présidence de Kabila décrit Adrupiako comme son "trésorier" officieux.

Au début du mois de novembre 2014, Semlex a affirmé qu’il pouvait fournir des passeports pour 50 dollars pièce, d’après des documents consultés par Reuters. Dans une lettre envoyée à Kabila le 13 novembre, le prix est pourtant passé à 120 dollars.

En mars 2015, Karaziwan était invité à Kinshasa, la capitale de la RDC, par le ministre des Affaires étrangères, afin de finaliser l’accord. A la fin du mois de mai, Semlex s’est vu proposer un contrat pour cinq ans par le ministère du Budget.

Au mois de juin 2015, Karaziwan, le ministre des Affaires étrangères congolais Raymond Tshibanda et le ministre des Finances Yav Mulang ont finalisé l’accord.

Semlex a accepté d’investir 222 millions de dollars dans le projet. Le gouvernement congolais prévoyait de facturer 185 dollars le passeport à ses citoyens, une forte augmentation par rapport au prix de 100 dollars du précédent passeport.

Le jour de la mise en service de ce nouveau passeport, Karaziwan, Tshibanda et des employés de Semlex ont pris la pose pour une photo que Reuters a pu voir : au milieu, trône le président Kabila, esquissant un large sourire.

Quelques semaines plus tard, le Premier ministre congolais de l’époque, Mapon Matata Ponyo, a écrit au ministre des Affaires étrangères Raymond Tshibanda afin de se plaindre d’avoir appris la signature du contrat pour les passeports à travers la presse.

Dans ce courrier - dont Reuters a pu prendre connaissance – Matata Ponyo réclame plus de détails sur le contrat afin de vérifier s’il respecte les exigences de transparence. Il n’a jamais eu de réponse, a dit un de ses porte-parole.

Un haut fonctionnaire de l’Autorité congolaise de régulation des marchés publics affirme que le contrat pour les passeports aurait dû passer par un appel d’offres. "Cela ne s’est pas produit", a dit le haut fonctionnaire. "C’était directement géré par le ministère des Affaires étrangères. Le contrat aurait dû être rendu public".

A CHACUN SA PART

Le contrat signé le 11 juin 2015 mentionne que 65 dollars sur les 185 dollars que coûte un passeport seront reversés à l’État congolais. Les 120 dollars restants seront reversés à un consortium – dont font partie Semlex Europe, basé à Bruxelles, Semlex Monde, installé aux Émirats arabes unis, l’imprimerie Semlex en Lituanie et l’entité enregistrée aux Émirats arabes unis, LRPS.

Ces 120 dollars ont été de nouveau répartis, selon les termes de deux autres contrats également datés du 11 juin.

D’après l’un de ces contrats, une entreprise basée à Kinshasa – Mantenga Contacto Trading Limited - s’est vu attribuer 12 dollars pour chaque passeport délivré, en échange de la mise à disposition du personnel nécessaire pour la mise en œuvre du projet. Mantenga a pris acte des enquêtes de Reuters mais s’est refusé à tout commentaire.

Les trois entreprises Semlex qui ont signé ces accords ont, elles, reçu 48 dollars pour chaque passeport délivré.

Les 60 dollars restants sont allés dans les caisses du consortium. D’après un document consulté par Reuters, cet argent a été perçu par LRPS. En échange, l’entreprise devait contribuer aux tâches administratives, logistiques et aux relations avec le gouvernement congolais.

Lors des négociations, LRPS était représenté par Karaziwan, le patron de Semlex, d’après le contrat conclu entre Semlex et le gouvernement congolais.

Reuters n’a pas été en mesure de vérifier les statuts actuels de la société LRPS. Mais les statuts déposés devant les autorités de Ras el Khaïmah, aux Émirats arabes unis, montrent que l’entreprise a été créée le 14 janvier 2015, pendant que Semlex était en pleine négociation avec les représentants de Kabila sur les passeports biométriques.

Le document ne dit pas qui était le propriétaire de l’entreprise au moment de sa création. Mais un second document – relatif au transfert des actions – indique qu’au cours de l’année 2015, LRPS appartenait à un Français installé à Dubaï, Cedric Fevre, un partenaire en affaires de Karaziwan.

Toutefois, ce document informatisé n’est pas signé, mais les métadonnées qu’il contient montrent qu’il a été créé aux Émirats arabes unis en 2015 et imprimé le 25 juin de la même année. Le jour même où Cedric Fevre a transféré l’intégralité des 10.000 parts de LRPS à Mme Wangoi, d’après une source au fait du dossier.

UNE SOEUR DE KABILA ?

Une deuxième source, qui était au courant du contrat sur les passeports sans en avoir une connaissance de première main, a confirmé que Mme Wangoi était devenue la propriétaire de LRPS, après cette transaction.

La première personne, qui était en lien direct avec le dossier des passeports biométriques, affirme que les seules copies signées du transfert d’actions de LRPS sont entre les mains de Cédric Fevre et Mme Wangoi. Reuters n’a pas pu voir une copie signée. M. Fevre et Mme Wangoi n’ont pas répondu aux sollicitations de l’agence.

Le nom de Makie Makolo Wangoi n’est pas très connu en dehors de la famille de Joseph Kabila. Des registres de société montrent qu’elle est actionnaire dans plusieurs sociétés, avec d’autres membres de la famille Kabila.

Dans deux de ces sociétés basées au Congo - Shaba Impex Sprl et Shaboil Sprl – Mme Wangoi utilise un autre nom, celui de Makolo wa Ngoy Kabila, d’après les registres.

Deux proches du président Kabila affirment que Mme Wangoi est l’une des nombreuses sœurs du président congolais. Elle a été présentée comme telle dans l’enquête de Bloomberg sur les intérêts économiques de la famille du président. Une autre source – spécialiste du Congo et de la famille Kabila – a dit que Mme Wangoi pourrait aussi être une nièce du président.

Le contrat pour les passeports a une durée de cinq ans. Il ne stipule pas combien de passeports seront délivrés, mais ces dernières années, le Congo a délivré environ 2,5 millions de ses anciens modèles de passeports par an.

Une source en prise directe avec les opérations de Semlex, a affirmé que l’entreprise belge avait produit environ 145.000 nouveaux passeports biométriques à la fin janvier 2017, ce qui permettrait à LRPS d’empocher près de 9 millions de dollars.

Dans un autre document consulté par Reuters, Semlex reconnaît qu’elle pourrait fournir au Congo près de 2 millions de passeports par an en rythme de croisière. Ce qui signifie que l’entreprise belge pourrait recevoir jusqu’à 100 millions de dollars par an, et LRPS 120 millions de dollars.
La RDC se trouve dans une impasse politique depuis le 19 décembre, date à laquelle le président Joseph Kabila a achevé son mandat mais a décidé de se maintenir au pouvoir.

L’élection présidentielle a été repoussée, officiellement en raison de difficultés logistiques et financières, et la Cour constitutionnelle a validité la décision de Kabila.

L’opposition congolaise se trouve grandement affaiblie depuis le décès de son chef de file, Etienne Tshisekedi, qui devait présider un conseil de transition chargé de veiller à ce que Kabila quitte effectivement ses fonctions avant la fin de l’année.

La formation de ce conseil avait été approuvée dans un accord conclu le 31 décembre sous l’égide de l’Eglise catholique.

Joseph Kabila a nommé la semaine dernière l’opposant Bruno Tshibala à la tête d’un gouvernement de transition chargé d’organiser une élection présidentielle à la fin de cette année.

Cette décision pourrait raviver les tensions au sein de l’opposition au chef de l’Etat après l’échec d’une médiation visant à mettre en oeuvre l’accord du 31 décembre dernier sur les modalités de son départ.

Que Kabila reste ou non à la tête du pays, cela n’empêchera pas LRPS à poursuivre son enrichissement grâce aux passeports délivrés par le Congo. L’article 14 du contrat mentionne que l’accord ne deviendra pas caduc, même en cas de "changement institutionnel" dans le pays.

Agence Reuters