Voilà là une question concrète, une question hautement existentielle ; question cependant sans objet, pour tous ces quêteurs de connaissance et de sens qui ont peuplé l’histoire de l’humanité. Notre question est si importante qu’elle fut l’une de celles qui ont été évacuées, positivement, depuis l’envol antique de la pensée humaine. En effet, l’angoisse principale de l’homme au monde est la possibilité du bonheur, soit comme terme absolu de la vie, soit comme sens contemporain à l’existence terrestre et donc inhérent à l’être-au-monde. Très tôt alors, la pensée fut dans l’obligation de prendre en charge ce souci primordial de l’humain, auquel bien de mythes avaient d’ailleurs tenté d’apporter réponse. Un regard synoptique et simpliste sur tout ce que purent dire les illuminés de la raison, à propos des liens entre bonheur et connaissance, rendrait caduque notre question. Avec une majorité écrasante, les penseurs de l’humanité, qu’ils soient d’obédience scientifique ou d’inspiration philosophique, s’accordent pour proclamer que le bonheur n’est pas possible dans l’ignorance de la vérité. L’un des échos les plus audibles, de cette clameur de la raison, se fait entendre à travers ces mots d’Émile Zola qui écrit : « Aucun bonheur n’est possible dans l’ignorance, la certitude seule fait la vie calme ». De tels propos furent, pendant longtemps, pour l’avocat de la sagesse philosophique et le défenseur des Lumières que nous sommes, une évidence indiscutable. Mais, au fil des années et au rythme du cumule des expériences de la vie, notre évidence s’est au fur et à mesure effondrée. Pour nous aujourd’hui, il n’y a rien de plus incertain que cette opinion de Zola. C’est donc hanté par ce doute des chemins de vie, que nous reposons, ici, le problème des liens entre vérité et bonheur. En minimisant la compilation des avis doctes cumulés par l’histoire sur la question, nous ramenons le débat à l’échelle de la vie concrète de tout homme qu’on peut rencontrer dans la rue, en ayant le sentiment légitime que le bonheur, ce n’est point seulement pour les sages et les philosophes, mais aussi pour le citoyen lambda. Dans cette démarche, qui vise à rendre exotériques les spéculations hermétiques des philosophes moralistes, nous irons en trois étapes : pour accompagner la présente introduction du débat, nous chercherons les contours de ce que chacun de nous peut appeler « bonheur ». Les deux autres publications qui suivront s’attelleront à examiner deux options antagoniques de vie, auxquelles correspondent les deux états de conscience suivants : le bonheur dans l’ignorance et le bonheur dans la vérité.

Qu’est-ce que le bonheur ?

A l’échelle de conscience où nous sommes, nous ne chercherons pas ici à définir le bonheur des grands, des nantis et des gens mondains. Le bonheur, dont nous parlons, est celui du jardinier qui attend le beau temps et la pluie, de l’adolescent qui doit embrasser la vie, du jeune cadre qui commence une carrière, de l’étudiant de philosophie qui cherche le sens de l’existence, de cette jeune fille qui prévoit se marier bientôt , de ma tante qui n’a qu’une chèvre comme fortune, du journaliste qui cherche ses mots dans la nuit d’un désert du monde. Ce bonheur des gens qui vivent, ce bonheur des hommes et femmes qui luttent, c’est notre bonheur. Ce bonheur c’est en quelque sorte notre quiétude. En ce sens, je suis heureux lorsque rien ne m’inquiète, lorsque rien ne trouble mon esprit, lorsque ma conscience n’est tiraillée par aucun souci. Je suis heureux quand ma conscience est insouciante, quand elle ne redoute rien. Comme dirait le philosophe Baruch Spinoza, le bonheur « c’est la béatitude de l’être », l’absence de toute pesanteur sur l’âme, de toute crainte face à la succession des choses. Être heureux, c’est « être dans la paix de l’âme », comme revenant d’une messe, au cours de laquelle on se serait purifié de toute énergie négative et tout malaise de l’être spirituel. Dans cet état où tout est confessé, où tout est peut être aussi pardonné, je ne crains plus rien de mal, qui pourrait surgir du passé, du présent ou du futur ; dans l’espace, je ne crains plus rien en moi, autour de moi, loin de moi ou au dessus de moi. Le bonheur est en fait le royaume d’une conscience comblée. Il suppose que les désirs des choses matérielles ou immatérielles, les besoins du corps et de l’esprit, sont, soit transcendés, soit assouvis. Le bonheur est à l’antithèse de tout état de manque, de frustration, de séparation d’avec son soi, d’avec son être, son idéal, son but. Le bonheur est l’opposé absolu de la conscience malheureuse.
Si l’on doit récapituler tout cela, on dirait que le bonheur est une sensation morale où l’âme et le corps sont dans la satisfaction de ce qu’ils sont, de ce qu’ils ont, de ce qu’ils font, de la manière dont ils le font et du but pour lequel ils le font. Dans le bonheur, la conscience a trouvé la réponse à ses questions, ou alors, elle les a transcendées au profit de la certitude et du repos de l’âme. Dans cet état, elle croit que tout ce qu’elle sait est vrai, que tout ce qu’elle sent ou pressent est réel et permanent. Il en est ainsi du croyant que plus rien ne traumatise ; sa foi le rassure sur la vérité, lui garantit le salut après la mort ; son avenir est assuré à l’instar de ces oiseaux du ciel qui ne s’inquiètent d’aucun lendemain. L’éternel est le bouclier du croyant contre toutes les situations désagréables ; il est son refuge face à toutes les menaces de la vie ; il n’a donc plus peur de rien. Sa conscience ne redoute rien ; elle est heureuse. Ce cas typique du croyant laisse d’ailleurs entrevoir la suite de la réflexion qu’on peut préfigurer dans la question suivante : le bonheur est-il dans la certitude de la foi, dans la lumière de la raison ou dans un état d’inconscience totale ? Les publications suivantes s’efforceront justement d’affronter cette question.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de philosophie