Le défi "civilisationnel", de l’Afrique, ses "7 à 8 enfants par femme" qui ne permettent pas de stabiliser la situation : la réponse d’Emmanuel Macron à un journaliste l’interrogeant sur un "plan Marshall" pour le continent africain, à l’occasion du G20 à Hambourg, a choqué. Pour L’Express, Achille Mbembe, professeur d’histoire à l’Université du Witwatersrand, à Johannesburg, et à l’Institut de recherche W.E.B. Dubois sur la recherche africaine et afro-américaine de l’Université de Harvard a réagi.

Il y eut l’affaire du costard : "Vous ne me faites pas peur avec vos t-shirts, la meilleure façon de se payer un costard est de travailler." "Mais je rêve de travailler monsieur Macron ... Tous les chômeurs ont envie de travailler", lui répondit le gréviste.

Un accident ? C’était avant l’élection.

Peu après, cette définition d’une gare sortie tout droit du catéchisme managérialiste et sa division du monde en deux camps, celui de ceux qui ont réussi et celui de ceux qui, ayant échoué, n’ont qu’a s’en vouloir à eux-mêmes : "Une gare, c’est un lieu où l’on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien. Parce que c’est un lieu où on passe. Parce que c’est un lieu qu’on partage."

Il y a quelque chose de l’Afrique qui empêche la retenue
Mais comme on le sait, l’Afrique constitue le révélateur absolu. Il y a quelque chose de l’Afrique qui empêche la retenue et qui nous encourage à donner libre cours à nos pulsions les plus obscures : "Ah non, c’est à Mayotte le kwassa-kwassa... Mais le kwassa-kwassa pèche peu, il amène du Comorien, c’est différent."

Ou encore : "Dans les pays qui font encore sept enfants par femme, vous pouvez dépenser des milliards d’euros, vous ne stabilisez rien."

L’écrivain camerounais Achille Mbembe, en juin 2011 au festival Étonnants voyageurs à Saint Malo.L’écrivain camerounais Achille Mbembe, en juin 2011 au festival Étonnants voyageurs à Saint Malo.Cyril Folliot/AFP
Paroles d’un disciple de Paul Ricoeur ? Sauf si l’on admet effectivement que le grand penseur de l’histoire, de la mémoire et de l’oubli était un nanoraciste.

Dans Politiques de l’inimitié*, le nanoracisme est défini comme "cette forme narcotique du préjugé de couleur qui s’exprime dans les gestes apparemment anodins de tous les jours, au détour d’un rien, d’un propos en apparence inconscient, d’une plaisanterie, d’une allusion ou d’une insinuation, d’un lapsus, d’une blague, d’un sous-entendu et, il faut bien le dire, d’une méchanceté voulue, d’une intention malveillante, d’un piétinement ou d’un tacle délibérés, d’un obscur désir de stigmatiser, et surtout de faire violence, de blesser et d’humilier, de souiller celui que l’on ne considère pas comme étant des nôtres" (81-82).

Paul Ricoeur n’ayant jamais été un nanoraciste, à quoi riment donc ces déclarations ? Qu’est-ce qui explique que, confrontés au fait africain, même les meilleurs esprits perdent si facilement la raison ? Y-a-t-il quoique ce soit que nous pourrions faire ensemble pour qu’en ce qui concerne les rapports entre l’Afrique et la France, la petite fenêtre ouverte par l’élection de Macron signifie autre chose que la répétition du même, en ces temps de brutalité, d’engourdissement et de flasque paralysie ?

"Terre d’opportunité", pour qui ?
Non, il n’y a rien a faire ensemble si, pour beaucoup, le Continent n’est qu’un fardeau -terre de d’Etats faillis, de transitions démocratiques avortées, de trafics de toutes sortes (drogues, biens culturels, humains et autres espèces rares), d’immigration irrégulière, du fondamentalisme violent, du terrorisme, et d’une croissance démographique incontrôlée. La solution ? Plus de militarisme.

Non, il n’ y a pas grand chose à faire ensemble si pour d’autres (et parfois les mêmes), l’Afrique n’est perçue que comme une "terre opportunité". Opportunité pour qui, en effet ?

Comme la plupart de ses prédécesseurs, Macron s’efforce de réconcilier les deux orientations stratégiques qui gouvernent les rapports franco-africains depuis l’époque coloniale : le militarisme et le mercantilisme.

Il s’impatiente face à ceux qui remettent en cause l’existence de la zone franc : "Si on se sent pas heureux dans la zone franc, on la quitte et on crée sa propre monnaie comme l’ont fait la Mauritanie et le Madagascar."

Il a raison. Mais pourquoi toujours cette envie d’ajouter un particule devant ces signes autrement indéchiffrables : "du Comorien", "le Madagascar" ?

Sortir des marais du militarisme et du mercantilisme
On veut bien croire que les choses sont complexes. On veut bien croire que dans les cas que nous venons d’épingler, il ne s’agit de rien d’autre que d’une indiscipline verbale. Mais il se pourrait également que ces propos soient symptomatiques de la vacuité intellectuelle et du cynisme qui aura gouverné la politique africaine de la France depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

Il faut sortir des marais du militarisme et du mercantilisme si l’on veut relancer un véritable dialogue afro-français. Les possibilités de cette relance sont là, hors des méandres de la francophonie. Comme l’indiquent les travaux des intellectuels réunis autour des Ateliers de Dakar, les Africains sont en train d’écrire une Afrique-Monde aux antipodes des poncifs sur lesquels repose la vision des élites françaises et africaines. En France même, des intellectuels français ré-écrivent l’histoire mondiale d’un pays dont les frontières culturelles vont bien au-delà de ses frontières géographiques.

Mais un tel dialogue a besoin d’un ou de deux grands concepts. Le premier, c’est la réalité de la planétarisation de la question africaine et le fait qu’au fond, une partie de l’avenir de la planète risque de se jouer sur ce continent. Le deuxième, c’est que l’humanité ne pourra véritablement faire face aux nouveaux défis planétaires que si elle travaille ensemble à l’avènement d’une civilisation de la circulation.

Macron s’exprimerait dans cette langue -plutôt que dans la langue des milliards d’euros qu’il ne faut justement pas donner a l’Afrique pour cause de "pays qui enfantent sept enfants par femme"- qu’il contribuerait, pour sa part, à ouvrir de nouveaux horizons pour l’ensemble de notre monde.

Achille Mbembe ; Professeur d’histoire à l’Université du Witwatersrand, à Johannesburg, et à l’Institut de recherche W.E.B. Dubois sur la recherche africaine et afro-américaine de l’Université de Harvard
L’express/ Kaceto.net