Les inégalités parmi les hommes sont aussi vielles que l’humanité, et elles persistent encore à notre époque, nonobstant l’évolution des idées philosophiques sur l’homme et les connaissances scientifiques sur la nature de l’homo sapiens que nous sommes. Nous précisons aussi qu’il ne faut pas confondre inégalité et différence. L’inégalité, ce n’est pas la singularité des identités. Dans une de nos publications, nous avons soutenu l’idée scientifique que chaque être humain est unique, aussi bien dans l’ordre biologique que dans celui psychoculturel. Chacun de nous est un « soi-même », en dépit des ressemblances, des communautés de valeurs, des processus de moulages sociaux par l’éducation, la formation et la répression des ego.
Mais, si nous ne sommes pas les mêmes, alors, il surgit une position de principe dans le débat sur la société et sur « l’être ensemble ». Elle consiste à affirmer que nos identités sont à hiérarchiser ; que les hommes n’ont pas la même dignité, la même valeur, qu’ils ne peuvent donc avoir le même statut social, les mêmes droits, voir la même part dans la distribution des biens et privilèges sociaux. Pour nous, contemporains, une telle position parait bien désuète. Pourtant, c’est elle qui a quasiment sous-tendu l’organisation de toutes les sociétés connues dans l’histoire. Les démocrates et les révolutionnaires, eux-mêmes, qui ont proclamé l’égalité au siècle de Voltaire, de Rousseau et de Montesquieu, ont dû reconnaitre qu’il peut y avoir des distinctions, en quelque sorte des ségrégations, pour l’utilité publique. Ce sont ces distinctions pour l’utilité publique et la sacralisation de la propriété privée qui concoururent au maintien des inégalités dans l’histoire. Même les régimes socialistes, qui furent les plus radicaux dans la défense de l’égalité, générèrent, finalement, des dignitaires et des proches de dignitaires, miraculeusement hissés au-dessus des gens du peuple. La splendide voie historique, annoncée par Karl Marx et sa postérité, qui devait conduire à une société sans castes, sans classes et sans aucune inégalité, déboucha, au bout du compte, sur ces Etats outrancièrement dominés par des nomenclatures, que le bloc dit de l’Est laissait voir avant 1990 et avant l’effondrement du mur de Berlin. Le mur de Berlin est tombé, emportant avec lui les beaux rêves philanthropiques d’égalité des hommes sur terre. Ce balbutiement et cet échec de l’histoire ne signifient-ils pas, en première interprétation, que les inégalités sont inhérentes au monde et consubstantielles à la nature humaine ?
En fait, au regard des conceptions primitives que les sociétés eurent du monde, on peut dire que l’idée d’une source naturelle des inégalités est la plus spontanée dans toutes les cultures humaines. Elle effet, beaucoup de conceptions traditionnelles véhiculent la croyance que l’être, le sort de l’homme et sa fortune en ce monde, relèvent du destin. Chacun naît avec son lot. Dieu a créé le monde mais il ne l’a pas égalisé ; il n’y a pas introduit de la mesure, de l’équité entre les choses et les êtres. Particulièrement, en ce qui concerne les humains, Dieu a donné à chacun d’eux et par prédestination, une nature, une voie, une place, un sort. Les uns naissent pour gouverner, les autres sont faits pour obéir. Les uns viennent au monde pour y trouver l’opulence et les autres la pauvreté. En ce monde ici-bas, toute condition, toute situation et toute position sociale viennent de Dieu, et il est vain de vouloir corriger ce qui a été arrêté par le divin. « Chassez le divin, il reviendra au galop » ; est-on tenté de dire.
Lorsque les philosophes apparaissent dans l’histoire et prennent le crachoir pour parler de l’homme, au nom de la raison, leurs points de vue seront encore très imbibés des visions mythiques qu’ils prétendaient pourtant dénoncer. Beaucoup d’entre eux, à la suite de Platon le Grec, de Grotius le Latin, et en précurseur de Friedrich Nietzsche l’Allemand, affirmeront que les inégalités sont naturelles. Beaucoup ont cru en une hiérarchie des êtres, qui précède toute existence en ce monde et que l’ordre social doit respecter. Chacun, selon Platon, naît dans la catégorie sociale qui lui convient, soit comme homme de pensée, soit comme homme de cœur et d’ambition, soit comme homme du peuple et du ventre. Il est donc juste que les hommes ne soient pas placés sur le même pied d’égalité, car l’égalité est contre nature. Il faut que ceux qui sont de nature plus fort, plus éclairés, plus doués, dominent la société, disait Nietzsche, le philosophe du marteau. Nous omettons, ici, les interprétations racistes que beaucoup de penseurs, psychologues et sociologues d’Occident, ont dû faire de l’idée d’une origine naturelle des inégalités, sur le dos des philosophes authentiques.
En bilan provisoire, on peut bien retenir que l’idée d’une origine naturelle des inégalités n’a surtout pas manqué d’avocats dans l’histoire. Mieux, chacun de nous tend à faire sienne une telle idée, parce que chacun pense qu’il est né avec le bon lot, que sa place est parmi les élus et les privilégiés sociaux. Nous finissons même par convaincre les moins nantis, les moins doués, les parias de toutes sortes, que leur sort en ce moment est lié à leur naissance. Nous pensons qu’il y a en nous, les résidus d’un inconscient collectif que l’humanité colporte depuis les temps antiques. Mais l’idée, en dépit de la cohorte effrayante de ses avocats, est-elle vraiment crédible ? Dans quel sens peut-on la réfuter ? Nous aborderons cette orientation du débat dans prochaine publication.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de philosophie
Kaceto.net