L’émergence progressive d’une classe burkinabé favorisée s’accompagne d’une volonté de cette même classe de s’accaparer les richesses au détriment des plus fragiles. Dans un pays où peu de gens ont les moyens de payer les frais d’études de leurs enfants, l’avidité des puissants renforce ainsi les inégalités scolaires qui, à leur tour, favorisent la reproduction sociale. Cet article de Denis Dambré sonne comme un appel lancé aux pouvoirs publics pour qu’ils luttent contre l’avidité des puissants qui risque de plus en plus de figer, dès leur naissance, le destin des plus faibles.

Depuis la fin des années 1960, les études sociologiques ont mis en évidence une injustice latente dans le fonctionnement interne des démocraties : le phénomène de la reproduction sociale. On peut le résumer ainsi : derrière la possibilité apparente offerte à chaque citoyen d’accéder à tout poste en fonction de son mérite, se cache un jeu social subtil qui fige le destin des individus selon leur origine sociale.
Ainsi, les enfants de cadres dirigeants deviennent souvent des cadres dirigeants, ceux des classes moyennes trouvent en général des emplois de cadres moyens et ceux des couches sociales défavorisées sont la plupart du temps condamnés à rester dans les emplois les moins valorisés.
Pourtant, ce fonctionnement injuste est tellement ancré dans les mentalités qu’il ne suscite pas de contestation. Même les classes sociales qui subissent ses plus rudes conséquences ne le remettent pas en cause. La raison en est que l’institution scolaire, qui forme la jeunesse et délivre les diplômes et les certifications ouvrant droit à l’insertion sociale, a mis en place un système d’évaluation et de classement au mérite qui se donne pour juste, mais qui ne l’est pas tout à fait.

En effet, pour que l’école soit vraiment juste, il faudrait qu’elle soit une institution se situant en-dehors du champ social pour juger en toute neutralité du mérite des uns et des autres. Or, l’école participe du champ social. Le langage qu’elle enseigne, par exemple, est celui d’une certaine couche sociale, en l’occurrence celui de la bourgeoisie. De sorte que l’enfant qui n’est pas issu de ce milieu subit, selon la formule de Pierre Bourdieu, une « violence symbolique » : il est sommé de changer sa façon de parler quand les autres peuvent conserver la leur.
Dans un ouvrage intitulé Peut-on lutter contre l’échec scolaire ?, Marcel Crahay explique cela en ces termes : « Imposant à tous les élèves, quelle que soit leur culture d’origine, les habitus de la classe bourgeoise, l’école offre une éducation qui ne peut être pleinement assimilée que par ceux qui disposent déjà des schèmes de pensée, d’action et de perception propres à cette classe. Par la suite, elle prétend évaluer de la même manière chez tous un éventail de connaissances et de compétences que seule une partie d’entre eux est réellement en mesure d’acquérir. On découvre ainsi la duplicité du principe d’égalité de traitement : en imposant à tous les élèves l’habitus culturel des classes sociales dominantes, le système d’enseignement exerce sur une bonne partie d’entre eux une violence symbolique, qu’elle occulte en arguant de la légitime supériorité de cette culture particulière. »
Mais la violence est aussi à l’œuvre dans les conditions mêmes de scolarisation des élèves. Prenons l’exemple de deux enfants burkinabé : l’un, né en ville, est issu d’une famille d’enseignants qui communiquent régulièrement en français ; l’autre a vu le jour dans un petit village et ses parents ne parlent que la langue locale. Il est évident que le milieu où évoluent l’un et l’autre structure différemment leur rapport à l’école.

Le fils d’enseignants entrera à l’école en ayant déjà des connaissances de la langue utilisée en classe ; l’école revêtira d’emblée pour lui une importance particulière du fait que ses parents y travaillent ; il bénéficiera très probablement à domicile d’un coaching méthodologique durant sa scolarité ; et pour peu qu’il ait l’électricité le soir pour réviser ses leçons et faire ses devoirs, l’écart entre ses conditions de scolarisation et celles de son camarade du village sera considérable.

Mais est-ce le mérite de l’un ou la faute de l’autre s’ils sont nés chacun dans leur milieu social d’origine ? Assurément, non. Comme le chante avec raison le compositeur et interprète français, Maxime Leforestier : « Etre né quelque part, c’est toujours un hasard ». En revanche, un État est d’autant plus démocratique qu’il permet aux franges les plus fragiles de sa population de gravir l’échelle sociale selon leur mérite, lequel doit être mesuré de façon juste et équitable.

Or, lors des examens, l’école considère que tous les élèves sont à égalité devant la chose scolaire et que celui qui échoue ne doit son échec qu’à son incompétence ou à son manque de travail. C’est ce que souligne le sociologue François Dubet dans L’école des chances - Qu’est-ce qu’une école juste ? : « L’élève qui échoue apparaît comme le responsable de son propre échec et, en même temps, son égalité fondamentale est préservée puisque tout se passe comme s’il avait décidé ‘’librement’’ de ses performances scolaires en travaillant plus ou moins. ».
On voit bien que, sur fond d’égalité de principe, la compétition scolaire est semblable à une course de 100 mètres dans laquelle certains seraient d’emblée placés à 80 mètres, d’autres à 100 mètres, d’autres encore à 120 mètres… de l’arrivée. D’ailleurs, l’inégalité latente apparaît au grand jour lorsqu’on suit des cohortes d’élèves pour mieux appréhender leur devenir en termes de réussite ou d’échec.
Dans L’Inflation scolaire – Les désillusions de la méritocratie, Marie Duru-Bellat a constaté ce qui suit en étudiant le devenir d’une cohorte d’élèves français : « Parmi les jeunes entrés en 6e en 1989, 85% des enfants de cadres ont obtenu un baccalauréat général ou technologique, contre 37% des enfants d’ouvriers et 23% des enfants "d’inactifs". Aujourd’hui, plus de 72% des enfants des cadres quittent le système scolaire avec un diplôme de l’enseignement supérieur, et seulement 6% avec le brevet ou sans aucun diplôme. Pour les enfants d’ouvriers non qualifiés, ces deux chiffres sont respectivement de 22 et 31%. »
Au Burkina Faso, la question de l’impact de l’origine sociale sur la réussite ou l’échec scolaire se pose dans des termes différents puisque les élèves et les étudiants, dans leur immense majorité, sont issus de familles défavorisées. Cependant, l’émergence progressive d’une classe favorisée fait clairement courir au pays des hommes intègres le risque de voir s’accentuer les inégalités scolaires et la reproduction sociale.
En effet, outre le fait que l’école représente un coût que de nombreuses familles ne peuvent pas supporter, on constate l’effritement progressif des mesures correctives qui ont permis aux générations antérieures d’élèves et d’étudiants de s’en sortir. Sous la Révolution dans les années 1980, l’étudiant méritant qui provenait d’un milieu défavorisé avait une bourse nationale qui lui permettait de se loger, de se nourrir, de se vêtir et même de s’acheter une mobylette pour ses déplacements. Aujourd’hui, bien que la croissance ait entraîné une augmentation de la richesse nationale, l’étudiant méritant issu d’une famille pauvre n’a plus les mêmes conditions de vie et d’études.
Pour deux raisons essentielles. D’une part, parce qu’avec l’augmentation exponentielle du nombre d’étudiants, l’Etat a de plus en plus de mal à assurer une prise en charge des frais d’études des boursiers comme auparavant. D’autre part, parce que, depuis le milieu des années 1990, une opacité s’est installée dans l’attribution des bourses nationales. De sorte que des enfants de personnalités haut placées se sont parfois retrouvés détenteurs de bourses nationales au détriment d’autres jeunes non moins méritants dont le seul tort était d’être nés dans des familles où personne ne pouvait intervenir en leur faveur.
Mais il en est de même des logements que le pays mettait encore à disposition de sa jeunesse sous la Révolution, et même jusqu’au début des années 1990. A la maison des étudiants burkinabé à Paris, connue sous le nom de « Résidence Fessart », on a vu peu à peu des enfants de cadres dirigeants prendre la place jadis occupée par les étudiants issus de familles modestes.
Ces indices montrent que l’émergence d’une classe sociale favorisée au Burkina Faso s’accompagne d’une volonté de cette même classe de s’accaparer les biens du pays au détriment des plus fragiles. Or, comme l’écrit Camille Peugny dans Le destin au berceau : « la justice et la démocratie progressent dans une société à mesure que diminue le poids de l’origine sociale sur le destin de ses membres ».
Il est donc indispensable qu’à la faveur de l’alternance politique saluée dans le monde entier, les pouvoirs publics prennent à bras le corps la lutte contre l’avidité des puissants qui fige, dès leur naissance, le destin des plus fragiles de la société.

Denis Dambré