Il faut entendre ici par histoire, non la science historique, mais le devenir général de l’humanité, tel qu’on peut le voir se dérouler entre un Alpha-commencement et un Oméga-fin. Pour la civilisation judéo-chrétienne par exemple, l’histoire va de la création, ou peut-être du péché originel, au jour de l’apocalypse qui marquera la fin de toute chose. Pour l’imaginaire scientifique, l’histoire aurait pris son envol avec l’avènement des premières civilisations, et elle est appelée à se poursuivre tant que l’humanité survivra dans l’univers. Quel que soit le schéma que l’on prête d’ailleurs au devenir historique, qu’il soit religieux ou scientifique, qu’il soit linéaire ou cyclique, une même question hante notre conscience, lorsqu’elle est face au tableau universel du temps qui synchronise le tumulte des événements sociopolitiques, culturels, économiques et militaires. Cette question est la suivante : L’histoire est-elle, en soi, chargée de valeurs éthiques ? Autrement dit, le devenir de l’humanité, mieux que celle de la nature brute, a-t-elle intégrée dans son cours une dimension morale ?
Pour produire une réponse à cette question, il faut, certainement, contempler le déroulement général de l’histoire, comme Condorcet le fit au siècle des Lumières, dans son « Tableau universel des progrès de l’esprit humain », ou comme Hegel le fit dans sa séduisante philosophie de l’histoire, qui fait l’épopée de l’Esprit absolu en marche dans le temps, pour la réalisation de son soi. Les esprits qui contemplèrent ainsi l’histoire, nous laissent plutôt des témoignages déroutants. On s’accorde que la nature préhistorique est apparue et évolue à l’exclusion de toute intention morale. À partir de là, les vues se font divergents. Pour une certaine vision historico-dialectique, l’histoire, après l’étape de l’évolution de la nature, s’enclenche et se développe avec les mêmes lois qui régissent la lutte pour la survie entre les espèces dans l’écosystème naturel et préhistorique. Dans la nature comme dans l’histoire, le plus apte doit éliminer le moins apte, sans aucun souci de savoir si c’est mal ou si c’est bien. L’histoire n’écoute pas les jérémiades de moralistes, les larmes de victimes. Elle n’a rien à faire avec la cause des faibles, le sang des innocents, et le cri de gens qui marchent à contre-courant du progrès. Comme le dirait Hegel, les plus belles choses de la vie, les plus grandes choses du monde, sont sacrifiées, avec nécessité, sur l’hôtel de l’histoire. Les civilisations naquirent et se développèrent dans le bain de sang, le feu, les fratricides, les parricides et les génocides, sans que l’Esprit universel n’ait eu à s’émouvoir. Les guerres, les morts, les complots sinistres, les peuples insurgés et courroucés, tout cela fait partie du cours normal des choses. « Laissez les morts pleurer les morts », et contempler plutôt la nécessité historique de progresser vers son but final.
De ce point de vue donc, l’histoire ignore l’éthique. Elle ne connait ni le bien, ni le mal. Tout ce qui y arrive, arrive nécessairement ; les considérations morales ne sont que des vœux pieux, des inventions du faible et du médiocre pour, inutilement et vainement, retarder le cours de l’histoire. Face à une telle approche quelque peu cynique, que l’on peut déceler, à la fois chez Hegel, chez Marx et les marxistes, chez Nietzsche et Nietzschéens, nous pouvons nous découvrir totalement déboussolés et poussés à dire, comme Pangloss de Voltaire : « Cultivons notre jardin » et laissons arriver ce qui doit arriver, car ce qui doit arriver ne tiendra pas compte de notre vue. Fort heureusement, dans le bruit des armes qui tonnent depuis les tréfonds de l’histoire, provenant de pics de montagnes mythiques ou mystiques qui surplombent la vallée de larmes, de sang et de cadavres amoncelés, on entend la voix des sages, l’appel de la conscience, le souffle de la révélation. Tout laisse croire que l’éthique n’est pas consubstantielle au devenir historique, mais qu’elle est une réaction insurrectionnelle d’une force-autre, contre une amoralité qui, à l’échelle de l’esprit fini, est assimilable à de l’immoralité. Notre prochaine publication tentera alors d’aller à la découverte de quelques traces de ce surgissement de l’esprit-éthique dans l’histoire de l’humanité.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de philosophie
Kaceto.net