Dans la réflexion entamée dans notre précédente publication, nous avons fait la caricature des visions du monde, pour lesquelles l’univers entier est porteur de conscience et de mémoire. Ces doctrines théosophiques et croyances populaires, vitalistes, animistes, immanentistes ou panthéistes, ne manquent pas d’intérêt, lorsqu’il s’agit d’apporter des réponses métaphysiques ou religieuses aux questions sur le fondement et le sens de notre être au monde. Mais, elles manquent certainement d’opérationnalité dès qu’il s’agit de faire des choix de vie dans les limites de la temporalité existentielle de l’ego ou de celle du devenir des entités socio-politiques.

Notre présente approche de la mémoire, sans prétendre au terrain expérimental des psychologues et assimilés, se confine donc dans une perspective expérientielle de notre conscience humaine qui, à la fois, trace, subit et traverse le devenir. Sous cet angle alors, quelles sont les contours du
« phénomène conscience » ?
Au commencement de notre perspective, on pourrait bien remarquer qu’il y a un décret de l’homme, qui consiste à dire, à la manière de Blaise Pascal, que l’humain est l’unique chose pensante du système de l’univers, qu’il est la conscience et la lumière du monde. Nous avons, dans une publication précédente, montré qu’il s’agit là d’un héritage de la cosmogonie hébraïque, transmise au christianisme, à l’islam et à la pensée occidentale post christique. Mais, au-delà du décret de Moïse et de sa postérité, on peut faire le constat que la matière semble bien dénuée de toute pensée. Sans doute, une pierre traverse le temps ; elle entre en contact avec d’autres éléments de son environnement ; elle subit des dégradations successives ; mais, elle ne retient rien de sa longue pérégrination à travers les âges. Chaque particule de matière dans l’univers est bien le témoin de milliards d’années écoulées ; mais ce n’est qu’un témoin muet, un témoin qui ne sait pas qu’il est témoin. Les philosophes ont beau dire que la matière porte « l’esprit en soi », l’expérience n’en prouve rien du tout. C’est bien la conscience humaine qui éclaire le monde, qui décode les lois intrinsèques à la nature et qui retrace la longue péripétie de la matière.
Cependant, cette perspective devient plus difficile à tenir, quand il s’agit des êtres vivants qui ont, en commun avec nous humains, la vie, la sensibilité, la pérennité à travers le dynamisme de la reproduction. Mais au fonds, la difficulté n’est pas insurmontable. Tout vivant est, sans doute, la duplication d’un autre vivant, une duplication qui réitère la longue chaîne de l’espèce et l’enchevêtrement des espèces dans le temps. Chaque vie individuelle retrace la longue histoire du vivant. Dans l’ontogenèse, qui est la formation de l’individu, on peut observer successivement toutes les étapes que la vie à traversées dans le passé lointain, de la bactérie primitive à l’homo sapiens, en passant par le verre de terre, les premiers animaux à squelettes, les mammifères qui sont les parents les plus proches de nous hominidés. On pourrait déduire de tout cela que la vie est mémoire. Les cellules par exemple donnent l’impression de se souvenir d’une pathologie précédente, d’un vaccin préventif reçu ; de même, le comportement de beaucoup d’animaux laisse soupçonner une forme de mémoire. Mais, en réalité, on est bien en deçà de ce que l’on peut observer chez l’homme. La vie est reflexe, sensibilité, adaptation, évolution dans la pérennité. Sur beaucoup de ces plans, les autres vivants supérieurs sont parfois bien plus doués que nous hommes. Nos cinq sens, qui nous lient au monde, sont très rustiques et figurent parmi les moins développés du monde animé. Il faut donc faire, à Blaise Pascal, cette concession que l’homme n’est vraiment qu’un roseau. L’homme est le grand oublié des dieux, dans la distribution originelle des aptitudes, comme le figurait le mythe du Prométhée des Grecs antiques ; et c’est justement cet oubli que la conscience, dans ses différentes dimensions, est venue corriger.
En bilan provisoire, nous retenons, avec Pascal, que « l’homme n’est qu’un roseau, le plus faible des roseaux, mais un roseau pensant ». L’homme n’est qu’un minuscule point dans l’univers, mais c’est lui qui en est la lumière. Sa présence dans le temps cosmique ne représente qu’un instant éphémère ; mais, lui seul, parmi toutes les autres choses, se souvient de ce qu’il a fait, de ce qu’il a été, de ce qu’il n’a pas fait, de ce qu’il n’a pas été. Cette mystérieuse faculté est la condition première de notre civilisation. C’est elle qui permet la continuité temporelle dans nos actes, l’accumulation et la transmission de l’expérience, le sens de la responsabilité, l’éducation et la perfectibilité. C’est aussi elle qui, malheureusement, nous empêche, trop souvent, de nous adapter au présent instantané, d’oublier nos traumatismes du passé et d’innover la vie au rythme du temps qui coule sans souci de ce qui n’est plus. Ainsi, la mémoire est, pour l’individu comme pour les nations, et de par ses caractéristiques, un couteau à double tranchants.
La prochaine publication se chargera d’étayer ce constat qui peut d’ailleurs être fait, chaque jour, dans nos existences individuelles et dans la vie des nations.

Zassi Goro ; professeur de Lettres et de philosophie
Kaceto.net