Dans nos publications précédentes, il est ressorti que la mémoire est un phénomène spécifiquement humain. Sans elle et l’imagination sa compagne, nous serions enfermés dans le présent, sans aucune possibilité de coordonner nos actes, de viser des fins, de capitaliser nos acquis pour les reconduire, les remettre en cause, les amender, ou les transmettre à nos successeurs. Notre civilisation repose, de bout en bout, sur cette magique faculté, parce que, comme la souligné Jean Rostand le biologiste français, de tout ce que l’homme a inventé, rien ne s’est déposé dans ses gènes ; chaque génération doit tout réapprendre, tout retenir et tout transmettre, non par le sang, mais par la mémoire. À l’échelle de l’individu comme de la communauté, la continuité de la vie, c’est la mémoire. Mais, paradoxalement, le progrès de la vie exige, de son côté, le dépérissement de la mémoire, l’oubli, l’amnésie. Comment alors comprendre que la mémoire soit, à la fois la voie du salut et de l’enfer pour notre être au monde ?
 On ne vit qu’en se souvenant de soi et on ne se survit que par la mémoire des autres
Pour comprendre cette exigence de notre existence au monde, il faut repartir aux anciens, qui insistèrent sur la fugacité de la vie soumise au temps. En laissant Héraclite, on peut lire, plus tard dans le temps, sous la plume de l’empereur Marc-Aurèle : « Jette donc tout ; ne garde que ce peu de chose. Et encore, souviens-toi que chacun ne vit que dans l’instant présent, dans le moment ; le reste, c’est le passé ou un obscur avenir ». Chacun ne vit donc que dans l’instant, un instant non saisissable, puisqu’il s’échappe à tout instant. Dès qu’une existence est posée dans le monde, elle est instantanément niée par le devenir et le non-être, au point que, sans la mémoire, je ne me souviendrais même pas de ce que je fus, il y a juste une seconde. Fort heureusement, je me souviens, de manière synthétique, de la succession des instants qui constituent cette partie de moi-même qui n’est plus. Je suis et je sais que je suis, parce ce que je fus et je sais maintenant que je fus, tout en étant toujours là ; j’en déduis que mon présent est « un futur avoir été » et que je pourrais être encore là, dans un instant de l’avenir. Voilà ainsi présentée le miracle de notre conscience incrustée et étirée dans la temporalité. Nous passons ! Tout passe ! A trente ans, les choses et les êtres que nous avons aimés ne sont plus là. Les beaux jours de fête et de réjouissance, les vacances et les loisirs, les belles idylles de jeunesse, les années collège, les amitiés de faculté, tout cela est perdu, dévoré par le temps. Heureusement, on se souvient de tout ! On reconnaît toujours ses parents, ses amis, les bienfaits d’autrui, les choix décisifs d’hier, les lauriers portés et les trophées remportés. Les roses se sont fanées mais quelque chose est restée, en nous, qui prolonge leur saveur, leur couleur et leur valeur. La vie c’est ainsi la mémoire de la vie et la mémoire, c’est la vie qui jouit de son propre passé.
Cette capacité de rétention des moments que j’ai vécus, s’étends d’ailleurs aux temps qui ont précédé ma naissance. En effet, par mon éducation, mes lectures, mes recherches, ma mémoire se prolonge par celle de la collectivité. Elle est informée de tout ce qui a pu se dérouler dans la longue chaîne des générations successives d’hommes. En moi, survit des millénaires d’histoire des hommes. Cette mémoire collective, qui précède la mienne et la fonde, constitue un vaste legs, en terme de modèles, de contre modèles, d’expériences cumulées, de leçons tirées et de chemins déjà tracés. C’est d’ailleurs dans cette perspective que je me vois survivre, après ma mort, dans la mémoire des autres. Parce que d’autres humains furent et ne sont plus, j’ai la certitude que moi aussi je ne serai pas là un de ces jours. Mais, de la même manière que je me souviens des autres, les autres, en mal ou en bien, se souviendront de moi, de ma vie, de mes œuvres. De cette façon, comme l’a si bien exprimé le biologiste Jacques Ruffié, notre corps-poussière redevient poussière ; notre existence, qui n’est que vanité de quelques années bien éphémères, s’effondrera à notre mort ; mais nos œuvres, les vertus incarnées, nos idées nourries, nos amitiés tissées dans notre vie, nos alliances contractées, tout cela peut demeurer dans la mémoire de la postérité. C’est vraiment magnifique, de savoir que les autres ne nous oublieront pas, tout de suite, après le dernier coup de pelle ! C’est ce qui manque totalement dans le monde des autres animaux, où il n’y a ni saint du passé spirituel, ni héros ni martyrs d’hier. Dans ma basse-cour, le coq que j’ai égorgé la veille ne fait l’objet, le lendemain, d’aucune nostalgie, d’aucun regret, d’aucun souvenir de la part des autres volailles ; mais les burkinabé se souviendront, pendant des générations, de leurs héros, Naba Woobgo, Guimbi Ouattara, Diaba Lompo, Daniel Ouezzin Coulibaly, Nazi Boni, Thomas Sankara, Salif Diallo, etc...
En bilan transitoire, on peut s’accorder avec les philosophes pour dire que notre moi biologique vaut peu de chose, parce qu’il est pris en tenaille par le temps qui passe et qui le dévore. « La durée de la vie ? Un point. Sa substance ? Fuyante ». Ces propos, d’un empereur philosophe, en disent tout. Mais, vu de plus près, la vie n’est pas si éphémère ! Nos beaux moments survivent dans notre mémoire, continuant ainsi à nous donner du bonheur dans les instants présents de détresse. Sans la mémoire, la vie ne serait que « songe et fumée ». On comprend alors la sagesse africaine qui dit : « les morts ne sont pas morts », ils sont dans la parole des anciens et des griots, dans le souffle du vent qui nous rappelle nos devoirs ou qui nous annonce des choses futures ; ils sont dans l’enfant qui apprend le passé, dans l’eau de la rivière qui coule comme témoin de millénaires d’histoire. Les morts hantent les âmes des vivants, pour les éclairer, les guider, les fortifier en vue des combats du présent et du futur. C’est bien Joseph Ki-Zerbo qui a raison, quand il écrit : « un peuple sans histoire, est un peuple sans avenir ». Toutefois, Professeur, c’est à la condition d’échapper à l’autre tranchant du couteau de la mémoire. La vie, en effet, ne va pas aussi « sans de grands oublis », comme l’a remarqué Victor Hugo en son temps. Ce revers de la mémoire fera certainement l’objet de notre publication prochaine.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de philosophie