Suite à notre réflexion sur la mémoire, il nous semble tout naturel, ici, de jeter un regard sur l’imagination. L’imagination, avons-nous affirmé dans nos propos précédents, est une sorte de sœur jumelle de la mémoire. En effet, la mémoire, qui est cette rétention du passé en nous, n’est véritablement dynamique que si elle est imagination d’un contenu concret et affectivement ressenti. De l’autre côté, l’imagination peut être considérée comme étant la projection de ce qui fut sur ce qui sera. En tout état de cause, nous avons clos la réflexion antérieure sur l’idée que le progrès n’est possible qu’en sortant des pièges du passé, pour regarder résolument vers l’horizon du futur. Pour innover, pour avancer, il faut tourner les pages déjà lues, oublier les sentiers jadis bâtis, fermer les lucarnes de la conscience à ce passé sombre qui n’est plus, en se déchargeant du lourd fardeau des choses mortes, comme dirait Frédéric Nietzsche. On est tout léger, quand on a, ne serait-ce qu’en partie, oublié ce qu’on a été. Cette situation d’apesanteur permet de mieux aborder le futur ; et c’est là que l’imagination devient notre alliée privilégiée. C’est elle qui se charge de dessiner, pour nous, les contours des étapes prochaines du parcours. En fait, on doit dire que l’imagination est la force innovatrice du monde humain, le génie créateur du progrès. C’est en ce sens qu’on peut montrer, ici, qu’elle est le moteur de toute vie, et que c’est par elle que notre belle civilisation est passée de l’âge de la pierre taillée à celui de la conquête de l’espace. Mais avant tout, nous montrons à cette première étape, que l’imagination est une des dimensions principales de l’esprit qui nous habite.

-Imaginer suppose pouvoir rêver

Nous prenons le mot rêver, non pas au sens de cette vie que notre esprit s’offre, de temps à autres, dans l’état de sommeil, mais au sens où un esprit en veille décolle de la réalité connue et de l’expérience vécue, pour tracer les contours d’un possible, d’une réalité virtuelle. Le rêve, ce rêve, est une des caractéristiques fondamentales de notre vie d’homme. En effet, notre conscience n’est pas seulement une lucarne ouverte sur le passé, sous forme de mémoire, et sur le présent, sous forme de perception de la réalité plus ou moins immédiate autour de nous. La conscience ne se réduit pas à l’intuition du déjà vécu ici ou ailleurs, maintenant ou en un autre temps. Elle ne se contente pas non plus d’être un reflet passif des données brutes du monde ; elle n’est pas réductible à une sorte de miroir platonicien dans lequel un monde objectif se reflète. La conscience est capable de prendre de la distance à l’égard du réel connu ou présent.

Toute conscience est ainsi évasion, sinon divagation. Ici, la conscience, sortant d’elle-même et échappant au réel présent, envisage des choses qui ne font pas partie de son expérience. Ainsi, je peux bien imaginer une figure géométrique à mille côtés, quitte à ce que René Descartes me dise que ce n’est pas une idée mais une fiction. Je répondrais alors, à Descartes, que la propension de l’esprit humain n’est pas de se nourrir d’idées rationnelles et froides, mais de fictions dynamiques et baroques, pleines de couleurs et de saveurs, riches de nuances subjectives. Là, est la force de notre lumière intérieure ; elle voit ce qui n’existe pas ici, et conçoit donc ce qui est ailleurs. Je suis, par exemple, assis à Bourasso, dans la Kossi au Burkina, mais je fais le tour du monde, j’imagine le lointain, je rêve d’une vie au pôle nord. Je me vois en virtuel dans une réalité virtuel, à la manière de Jule Verne qui vit, bien avant notre époque où cette belle aventure a été rendue possible par le progrès, l’humain poser ses pas magnifiques sur la lune. Notre conscience est ainsi, fondamentalement, une substance qui vit de l’utopique, du magique, du magnifique.
De la même façon que la conscience s’évade vers l’ailleurs, et peut-être vers le nulle part, elle se projette dans un monde qui n’est pas encore là, dans le temps présent. La conscience est toujours en avance sur son propre corps qui la porte. Comme le disait si bien Blaise Pascal, « nous ne nous tenons jamais au présent ». Nous sommes, sans doute, de corps dans le présent, mais nous sommes, d’esprit, toujours dans le futur proche et lointain. Cette tendance, qui a d’ailleurs nourri nos chamans, nos prophètes et nos hommes éclairés, est incrustée au profond de chaque homme. Nous avons cette chance exceptionnelle de pouvoir visiter le futur, de pouvoir créer, en fiction, l’avenir que nous voulons. Nos vies, contrairement à celles des autres animaux, sont des projets de soi dans une temporalité qui coule sans arrêt. Comme dirait Jean Paul Sartre, exister, c’est réaliser une suite de projets librement posés par la conscience qui imagine et choisit toujours son être-là dans le devenir. Notre vie est horizon, rêve continu de choses qui ne sont pas encore et qui pourraient cependant être. Notre vie ne se réduit pas à l’être. Du fait du devenir, elle a même du mal à se poser comme un être ; elle est donc aussi et surtout, imagination du possible le plus étiré, du réel virtuel, voire de l’irréel.
En bilan transitoire, on peut retenir que belle est la vie humaine, parce qu’elle n’est pas condamnée à subir l’implacable facticité des choses du monde. La conscience, qui nous habite, ressemble à l’ange ailé qui peut magiquement survoler les âges et les lieux. Nous sommes capables de rêve ; nous avons cette possibilité magnifique d’imager ce que nous voulons devenir, d’inventer une réalité autre que ce qui est. L’imagination produite par cette faculté de rêver est d’ailleurs la source de tous les progrès des vies individuelles comme des existences collectives. C’est cela que notre prochaine publication s’évertuera à établira.

A suivre

Zassi Goro ; Professeure de Lettres et de philosophie