En rappel, il faut dire que la pensée des hommes de l’antiquité était peu favorable à toute tentative de déconnexion de l’esprit avec la réalité existante pour aller quérir des choses ontologiquement nouvelles. Pour Platon et les autres, le plus important, c’est le réel et « le vrai réel ». Tout ce qui sort de l’imagination n’était pour eux que fantasme. La raison se doit de s’élever au-delà des formes sensibles du monde pour accéder à la lumière de l’idéal pur, de l’idéal qui coïncide avec l’essence des choses. Quand on applique cette démarche à la pensée politique, il en résulte que la philosophie a pour mission de déterminer les normes intemporelles ou atemporelles de l’être-ensemble dans la cité, et non d’imaginer une cité sans lieu, une cité utopique ou a-topique. Il faut préciser, en outre, que le vécu socio-politique du monde antique était très peu propice à des rêveries politiques. À cette époque, où les plus grandes menaces pour les sociétés étaient les guerres et les désordres de toutes sortes, la priorité, dans l’État, c’était plutôt l’ordre dans la cité et non le désir d’un changement de normes sociales. Il vrai aussi qu’en ces temps-là, la grande majorité des penseurs appartenait à l’élite aristocratique, et n’étaient donc pas enclins à la contestation qui génère l’imagination d’une cité nouvelle. Socrate, jusqu’au bout de sa vie, se fit défenseur de l’ordre d’Athènes dont il fit cependant la victime. Platon et son disciple Aristote, tout en s’efforçant de proposer les normes de la république idéale, ne prônèrent pas de changement sociale. En pratique, ils se contentèrent, avec plus ou moins de résultats, d’éduquer des princes, de conseiller des gouvernants du temps, tout cela dans l’optique d’améliorer la gouvernance de la cité, de la rapprocher le plus possible de l’idéal, et non d’incruster des idéaux politiques dans la vie et de faire germer une espérance sociale révolutionnaire. Platon , lui-même l’idéaliste, qui finit, après bien de déceptions, par dire que la cité ne sera bien gouvernée que ce jour où le philosophe sera roi ou les rois philosophes, ne se laisse aller que très timidement au rêve. La cité qu’il propose, dans son œuvre la « République », n’est rien d’autre que l’idéal de l’aristocratie de son temps, sans changement notoire des rapports sociaux et de la condition humaine sur terre.
En fait, la philosophie n’est pas née révolutionnaire ; elle l’est devenue, bien plus tard, lorsqu’elle tomba dans le bourbier de l’idéologie socio-politique ou qu’elle rencontra l’eschatologie et le millénarisme judéo-chrétien. Quelle approche peut-on alors faire de ce processus historique, qui va de l’imaginaire socio-politique juif d’une terre promise, au socialisme utopique des temps contemporains ?

 Le rêve politique est le reflet d’un malaise historique

Il faut, avant tout, mentionner que toute pensée de la vie, individuelle ou collective, surgit en réponse en une des questions fondamentales de la condition humaine qui sont : d’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? Que pouvons-nous espérer ? Dès l’aurore de notre civilisation d’humain, les mythes, qui sont des discours sur nos origines, et les eschatologies, qui, elles, sont des visions sur les fins dernières des choses, ont contribué à rassurer la conscience humaine sur le sens de notre être-au-monde. Pour la grande majorité des civilisations, l’homme vient des dieux et il va aux dieux. C’est un esprit tombé des cieux, qui se souvient des cieux comme le pensa ce poète. La question, dès l’antiquité des peuples, n’était donc plus de savoir qui nous sommes, d’où nous venons et où nous allons. Elle a été plutôt de savoir, quel est le contenu concret de ce lieu où nous allons et de cette vie que nous espérons. Mais, moins qu’un savoir ou plus qu’un savoir, il s’est agi d’une imagination. On comprend alors pourquoi, la rêverie d’une société future de bonheur a été souvent rattachée aux cultures qui ont développé l’esprit prophétique. Justement, une société ne développe cette propension à imaginer les contours d’un autre être-au-monde, que si elle traverse, de façon, récurrente, de graves malaises dans son existence historique. De ce point de vue, la rêverie politique est l’expression concrète d’une conscience malheureuse dans le devenir, et d’une humanité qui aspire à un meilleur sort sur terre ou au-delà de la terre, dans l’histoire ou au terme de l’histoire.

 L’imagination politique est fille du messianisme judaïque et du millénarisme post christique

Toute la mythologie de l’antique peuple hébreu concourt, de bout en bout, à générer le rêve d’une terre promise. Le jardin d’Éden ayant été perdu à la suite du péché d’Adan, Jéhovah fait la promesse au peuple de Moïse de le conduire dans un pays, où verts sont les pâturages, fertiles les terres, et où le blé pousse en abondance. Ce peuple nomade, constamment persécuté par les puissances politiques de l’époque, est enclin à crédibiliser cette attente d’un paradis sur terre. Le rêve lui donne la force de sortir d’Égypte contre le puissant pharaon, d’affronter le désert et les vagues de la mer. La pérégrination est longue et éprouvante, mais chaque aurore renouvelle le rêve et les forces spirituelles du peuple. Il n’est cependant pas évident, dans ce monde antique de turbulence, que cette caravane, en marche dans le désert, trouve la terre de son rêve dans l’espace. Et c’est précisément là que l’esprit messianique va être une issue de prolongement du rêve national juif. Les prophètes surgissent dans la vie des hébreux pour renouveler l’alliance avec Dieu, reconduire la promesse du salut et annoncer l’avènement du messie qui apportera la rédemption. Mieux que les philosophes, ce sont les prophètes qui ensemencèrent ainsi les germes de l’imaginaire politique dans la pensée de l’Occident chrétien. À tous les tournants de l’histoire, où la misère a grandi dans les nations, où des catastrophes se sont abattues sur les peuples, cet esprit annonciatrice de temps futurs et de temps meilleurs, a pris le dessus dans la conscience occidentale à travers les poètes inspirés, les visionnaires religieux, les théosophes mystiques. L’avènement de Jésus de Nazareth constituera alors le moment clé du rêve politique d’une rédemption de l’homme dans l’histoire. L’annonce d’un règne de l’esprit sur terre et pour mille ans, que Jésus promet dans moins de mille ans, à partir de son temps, suscitera, après lui, toute la ferveur des inspirés d’Occident, à commencer par le mystérieux Jean. Le livre de l’apocalypse de Jean, sera constamment utilisé ainsi pour justifier toutes les attentes de renouveau politique. Tout naturellement, l’imaginaire politique, après le moyen-âge, va progressivement subir un processus de sécularisation, de transfert de son cadre religieux vers des cadres totalement laïcs, voir athéiste comme dans le socialisme d’obédience marxiste. En fait, de Thomas More, qui trace les contours d’une société baptisée Utopie, à Karl Marx, en passant par l’égalitarisme et l’humanisme des éclairés du siècle des Lumières, on perçoit, aisément, dans les poésies, les proses, les pamphlets ou les discours plus structurés, une résurgence de l’antique esprit prophétique.
Au bilan, il faut retenir que la rêverie politique en Occident est d’essence prophétique et messianique. Dans toutes ses formes, elle est étroitement liée aux vieux désirs judéo-chrétiens d’un retour au jardin d’Éden, de l’accomplissement d’une promesse de restauration de la condition humaine et de rédemption de la postérité d’Adan dans l’histoire. Bien sûr, la cité rêvée, au bout de moult tribulations, a eu le temps de descendre du ciel pour prendre place dans l’histoire même, comme terme de révolutions socio-politiques qui sont les versions sécularisées de l’apocalypse purificatrice. Héritière de cette tradition de rêve politique, l’époque contemporaine, tout en ayant amorti les grandes idéologies qui secouèrent les deux siècles précédents, continue de vivre d’idéaux, de visions politiques sensées sous-tendre des projets de société. Quelle crédibilité peut-on encore accorder à cet imaginaire politique contemporain, dans les conditions où la rationalité scientifique a déjà pris en charge le futur, en termes d’anticipation, de prévision et de prospective ? Voilà la question qui retiendra notre attention dans la publication prochaine.
Excellente célébration de la Nativité à tous les chrétiens du monde.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de philosophie
Kaceto.net