Profitant du tournant annuel et conventionnel que le devenir effectue chaque janvier dans le calendrier gréco-romain, lequel calendrier a été exporté par l’Église de Rome et l’Occident chrétien vers le reste du monde, nous jetons, ici, un regard rétrospectif sur la geste de l’histoire universelle, sous l’angle du « rêve », notre thème en instance.

Nous avons, naturellement, connaissance des autres approches de l’histoire universelle. Nous occultons toute la longe période où la quasi-totalité des peuples antiques a pensé que l’histoire tournait en rond, en suivant un rythme éternel de naissance, développement, apogée, décadence, déclin, mort et renaissance.
Pour les autres peuples qui crurent au temps linéaire et irréversible et qui eurent la conscience d’une divinité unique, l’histoire est la réalisation d’un grand plan du Dieu transcendantal au monde, qui va d’un Alpha-commencement à un Oméga-fin. Ce schéma, d’origine hébraïque, a été reconduit par le christianisme et les philosophes qu’il a inspirés. Cette version chrétienne, d’une histoire sainte, met au centre du devenir, l’incarnation de l’esprit divin dans le Christ rédempteur, la résurrection qui est la victoire sur la mort, l’ascension qui est la montée au ciel, l’apocalypse et l’espérance de parousie qui marqueront le retour triomphal du fils divin de l’homme, pour libérer l’homme des tribulations de l’histoire. On trouve, plus loin dans le temps, au XIXe siècle, une version panthéiste de l’histoire sainte chez le philosophe allemand Hegel. Sous l’influence du mystique Maître Eckart, ce moine du Moyen-âge excommunié pour hérésie, Hegel fait descendre Dieu de sa position transcendantale, pour en faire un esprit-force du monde et immanent au monde. Dès lors, l’histoire devient véritablement la geste de Dieu dans l’espace-matière et dans le temps-devenir. Tout cela va s’achever par l’exclusion de tout Esprit-Dieu de l’histoire, dans le scénario matérialiste que Karl Marx et ses héritiers ont conçu et qui dégage une logique et un sens au mouvement général de l’humanité.
Nous avons en vue toutes ces conceptions classiques du devenir. Mais, nous osons, ici, envisager un autre angle d’approche qui consiste à dire que toute l’histoire humaine, jusque-là, a été un vaste mouvement de réalisation des rêves successifs de l’homme sur terre. Du premier homme qui osa poser la première pierre de notre formidable civilisation, à cette sonde miraculeuse qui rode sur la planète Mars, en passant par la découverte et la conquête de l’Amérique, les révolutions sociales et industrielles, James Watt qui ouvre à l’homme les portes du machinisme, Montgolfier et les frères Witte qui abordèrent magiquement l’espace, que de chemins parcourus ! Que de rêves osés et accomplis ! Notre civilisation porte, de bout en bout, le sceau du rêve, et notre histoire n’est que l’histoire des échecs et des accomplissements de nos rêves. Quelles sont donc les grandes étapes de ce processus fantastique suivant lequel notre histoire s’est déroulée ?

 L’histoire est alternance entre le rêve d’un ailleurs paradisiaque et le rêve d’un avenir meilleur

Il est de l’ordre de la certitude que nos premiers ancêtres furent chasseurs et cueilleurs. Ce mode de subsistance les vouait nécessairement à une vie de nomade. Errant de terre en terre, à la poursuite de zones plus giboyeuses, de forêts plus fructueuses, de gites à l’abri des prédateurs et des rigueurs du climat, les premiers hommes rêvaient constamment d’un ailleurs meilleur jusqu’à la naissance des premières civilisations sédentaires qui les fixèrent dans ces endroits précis baptisés cités. La cité met fin à l’errance, en se proposant comme cadre idéal de vie. Mais toute catastrophe pouvait, à tout moment, relancer la quête d’une autre terre ; une terre nouvelle, souvent promise par un chaman, un devin du clan, un visionnaire.
L’autre scénario consistait, en lieu et place des promesses de terres meilleures, à prédire des temps meilleurs, comme le firent exactement les prophètes. Le rêve de temps meilleurs met fin à la pérégrination des peuples, tout en cultivant l’espérance d’un changement qualitatif, d’une abolition future des maux de l’homme. La conscience des peuples d’Occident, au moyen-âge, a été particulièrement dominée par cette attente d’un événement rédempteur. Il faut signaler, que le moyen-âge européen présente un tableau qui laisse voir le concentré de tous les malheurs possibles sur terre : la misère chronique des serfs sans terre ; les famines meurtrières, les épidémies récurrentes de peste, qui ravageaient toute l’Europe ; les guerres politiques et religieuses ; les invasions des peuples païens du nord, les djihads venus de l’Arabie contre Constantinople et l’Espagne. En gros, pendant dix siècles, les événements, en Europe, donnèrent l’impression d’une fin imminente du monde, qui viendrait accomplir la promesse messianique d’une apocalypse purificatrice. Pourtant, mille quatre cent ans s’écoulent après Jésus, sans que la parousie ne se produise, alors même que les malheurs sur terre tendaient vers le paroxysme. L’espérance du salut par le temps, la confiance en un avenir meilleur ne pouvait plus survivre à tant d’épreuves cumulées.

 La renaissance du paradis sur terre

Le rêve millénariste a été rattrapé par le temps. La peste, les guerres, les invasions des armées de l’Orient musulman et celles des Viking païens du nord d’Europe, la chute de Constantinople, la puissante héritière de Rome qui pensait être éternelle, les chiismes et les hérésies qui secouèrent le christianisme, l’inquisition, les chasses aux sorcières, les famines, les croisés et les massacres qu’ils générèrent sur leur chemin, tout cela à contribuer à faire de l’Europe un enfer sur terre. Dès lors, c’est le vieux rêve d’un ailleurs-terre-promise qui va renaître de ces centres et s’emparer de l’inconscient collectif.
Le premier visage de cette terre promise s’identifiera à ces nouveaux cadres de vie qui naissent et qui s’appellent les bourgs, les villes. En opposition à la campagne féodale, qui est un lieu de prédestination, de misère héritée et de résignation, le bourg est un lieu de liberté où le servage est aboli. La ville fait alors l’objet de tous les rêves.
En effet, à cette époque, tous pensent que c’est là qu’on peut partir de rien, pour faire ensuite fortune et pour être heureux sur terre. On voit, à travers ce mouvement migratoire vers le bourg, l’origine de la bourgeoisie capitaliste, qui va d’ailleurs bouleverser le monde avec ses rêves de bâtisseur de la terre, grâce au travail, à la machine et au commerce.
L’autre visage de l’ailleurs meilleur s’est dessiné, très concrètement, avec la découverte d’un autre monde, l’Amérique, le nouveau monde. Pour des générations successives, et pendant des siècles, l’Amérique a été perçue comme une terre de salut, où tout est possible. Depuis Christophe Colomb, on s’est mis, partout en Europe, à rêver de l’eldorado péruvien, du vaste Canada, des pépites d’or du far West ! En fonction des mobiles du départ d’Europe, l’Amérique prenait des visages divers. Tantôt, elle apparait comme une terre sans bulles, sans guerres, sans peste, sans tyrannie, sans État ; tantôt comme une terre de paix, de liberté de conscience religieuse, de prospérité où le pâturage est vert, le sol fertile, l’été doux, l’hiver chaud, l’automne ensoleillé et le printemps excellemment fleurit. Avec des images différentes et contradictoires, tous rêvaient, et peut-être rêvent-ils aujourd’hui encore, d’aller faire fortune en Amérique.
–Le déclin des rêves d’un ailleurs-terre-promise
Le rêve du paradis d’Amérique et celui concomitant de terres sauvages et vierges en Afrique, aux Caraïbes ou dans le Pacifique, vont tourner au cauchemar, engendrer l’esclave et la colonisation. Au siècle des Lumières, on sait maintenant que la terre est ronde. Les pas de l’homme ont été posés partout, et ses mains ont œuvré partout. On ne pouvait plus rêver d’un ailleurs meilleur, d’une île inconnue de bonheur, d’un autre continent sans misère. On savait que, là où il n’y avait pas de peste, il y avait la malaria ; là où il n’y avait pas de guerre, il y avait la meurtrière confrontation entre civilisations différentes et les contradictions entre puissances politiques coloniales du temps.
En bilan transitoire, on peut retenir que, lorsque l’homme, du fait des progrès, a pu avoir une conscience exacte de ce que c’est que la planète terre, lorsqu’il a pu partout poser ses pas, les rêves d’un ailleurs meilleur, d’une terre promise, d’un jardin d’Éden inconnu, se sont épuisés dans la conscience collective. Après bien de millénaires, bien de rêves salutaires et bien d’autres suicidaires, les hommes ont compris que la réalité est partout la même, que le salut ne viendra que du temps et des œuvres de l’homme lui-même. À partir de là, un nouveau rêve d’un avenir meilleur, sous le visage des prophéties de la raison, va définitivement s’imposer dans l’imaginaire socio-politique. Quelle allure a pu alors prendre ces prophéties du progrès et du bonheur promis à l’homme par la science et ses applications ? C’est cette question qui nous reste à évacuer dans la publication prochaine, avant notre épilogue qui, lui, se chargera d’évaluer ce que nous avons appelé la crédibilité de l’imaginaire politique.
Bonne et heureuse année 2018 à tous les citoyens du monde, qui rêvent, à juste raison, d’une vie meilleure et d’un monde de bonheur partagé.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de philosophie
Kaceto.net