Notre dernière publication a fait le choix d’une de ces affirmations qu’on appelle généralement « présupposé ». Elle a consisté à trancher la polémique des philosophes, en posant que l’histoire est en devenir ; mieux, qu’elle est un devenir. Bien sûr, il ne s’agit pas là, d’une position à équidistance entre Parménide d’Élée et Héraclite d’Éphèse, ou entre Spinoza et Hegel. Notre choix se veut un vote en faveur de cette vieille position des philosophes dits dialecticiens, pour qui l’être n’est pas une essence immuable à l’abri du devenir. Nous croyons, comme eux, que tout « ce qui est » se manifeste dans l’espace ou dans la dimension des choses immatérielles, à travers une suite dynamique de transformations qui constituent sa vie dans le temps. Ce principe qui, finalement, relève d’un choix idéologie issu de notre propre parcours, permet de voir l’histoire humaine comme un devenir qui a dû prendre son envol avec les premières civilisations antiques, s’est déroulé jusqu’à notre époque qui, elle-même est l’aurore des suites futures de l’aventure humaine. La question qui avait alors surgit de notre position était de savoir « qui gouverne l’histoire, dans quelle fin et selon quelles lois la régente-t-il ? » Cette question pourrait d’ailleurs être éclatée en plusieurs autres, dont nous rappelons quelques-unes ici : « L’histoire relève-t-elle d’une planification préétablie ? » « Dans tous les cas, le devenir historique a-t-il un sens ? Nous mène-t-il quelque part, qui serait une sorte d’Omega du temps et de notre civilisation d’hommes ? » « Son déroulement, entre cet Alpha-commencement inconnu de nous, et cet Oméga-fin dont nous ne savons rien non plus, est-il accessible à notre faculté cognitive ? »
Dans la pratique, toutes tentatives d’aborder ces questions se retrouvent confrontées aux grandes interrogations de base de la conscience humaine : d’où venons-nous ? Qui sommes-nous, là, en proie au temps et à la mort ? Où allons-nous ? Que pouvons-nous espérer, au terme de notre longue pérégrination dans le temps ? Ces questions, qui embarquent les problématiques de notre provenance, de notre essence et du sens de notre existence au monde, n’ont pu trouver de réponses, à l’aurore de l’histoire, que celles que pouvaient fournir les mythes et les croyances des peuples. Dans ces conditions, où l’humaine raison ne faisait que balbutier, surtout face à ces questions qui échappent à la vie empirique, l’homme ne pouvait en effet trouver sa lumière qu’en tournant son regard vers les cieux et les dieux. Sous cet angle l’histoire, à la suite du monde naturel, ne peut être perçu que comme une théophanie, un grand théâtre où des forces surnaturelles accomplissent leur vouloir et réalisent leur pouvoir. Ce sont les dieux qui, depuis le ciel, gouvernent la terre, président au devenir des choses, des civilisations et décrètent les destinées des hommes. Maîtres de toutes choses, ils le sont. Ce sont eux qui élèvent, qui abaissent, qui construisent, qui détruisent, qui donnent le pouvoir, le savoir, la victoire, la gloire, la fortune, la grâce ; dans l’autre sens, ils sont sources de défaites, de déchéances, de déclins, de malheurs, de bonnes ou de mauvaises humeurs. Dans cette ambiance où les consciences sont immergées dans un océan de fatalisme et de croyances en la prédestination, toute liberté et toute responsabilité de l’homme sont évacuées du devenir. La culpabilité humaine, elle-même, ne tient que comme l’aboutissement d’une prédestination dont chamans, devins et autres oracles étaient, dans toutes les grandes civilisations anciennes, sensés détenir la prescience. L’humain, quel que soit sa grandeur, n’apparaît alors que comme un instrument à la merci des dieux qui poussent les dés dans la direction qu’ils veulent.

Certes, il demeure l’acteur de l’histoire et un maillon du devenir ; mais il n’est ni l’auteur ni le metteur en scène de la pièce qui se joue dans l’arène du monde. On comprend aisément pourquoi l’histoire des nations antiques et polythéistes est perçue par elles-mêmes comme une sorte de lutte entre les divinités. Les civilisations anciennes les plus puissantes qui dominèrent le passé, à l’instar de L’Égypte en Afrique, de la Perse, de l’empire d’Alexandre, des empires du soleil levant en Asie, de Rome en Europe, Des Incas et des Mayas en Amérique, pensaient être protégées par les dieux les plus forts et les plus vrais. Tout conquérant s’empressait d’ailleurs de brûler en priorité les temples de l’ennemi, de lui imposer sa religion et ses dieux. Partout, de l’antiquité à l’aurore des grandes croyances monothéistes comme le judaïsme, le christianisme et l’islam, on voit l’humain implorer, avant l’action, l’appui des dieux de la guerre, de l’amour, de la fortune, de la navigation etc… Pendant l’action, c’est vers eux que son regard se tourne quand les choses font mal ; et après l’action glorieuse, c’est aux dieux que grâce est rendue, en termes de sacrifices de remerciement, de temples dédiés à la divinité bienfaitrice et protectrice.
Au bilan transitoire, on peut retenir qu’en fait, pendant une très longue période, l’histoire de l’humanité apparaît comme l’histoire des divinités et de leurs interventions sur terre. Dans de telles conditions et à ces époques où dieux, demi-dieux et héros d’origine divine pullulent chez les peuples, on peut bien se douter de la cohérence et du sens du devenir universel. En effet, ces dieux teintés de nationalisme et aux tempéraments contradictoires, ont très peu de possibilité d’intervenir de concert dans l’histoire. L’histoire réelle des nations les oppose plutôt fréquemment. On voit le Dieu d’Israël s’insurger contre les Dieux égyptiens, Rome envahir le monde connu avec la bénédiction de Mars, son dieu de la guerre. L’histoire donne, à cette époque, l’impression de se dérouler de façon chaotique et dans tous les sens, sans finalité unique, sans aucune intention univoque. Même les dieux d’une même civilisation passent leur temps à s’opposer les uns aux autres, a fortiori ceux de nationalités différentes. Chaque peuple surgit avec sa puissance matérielle et ses dieux, domine l’histoire, et disparaît de la scène, avec tout son cortège d’hommes forts, de divinités et de héros magiques. C’est dans ce conteste que l’on peut postuler que l’unité de l’histoire générale de notre humanité est postérieure au polythéisme, et qu’elle est un apport exceptionnel du monothéisme d’origine hébraïque. C’est d’ailleurs cette piste que notre publication prochaine se chargera d’explorer.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de philosophie
Kaceto.net