Le 26 août 1789, le peuple français, au nom de l’humanité entière, proclame les droits de l’homme, la souveraineté des peuples, la liberté, l’égalité ; tout cela, après avoir incendié les geôles de la Bastilles le 14 juillet et aboli les privilèges de la noblesse le 4 août de la même année. Ces événements, qui sont eux-mêmes l’apothéose de siècles de combats intellectuels et socio-politiques, marquent une sorte d’accélération vertigineuse de l’histoire, qui commencera, avant tout, à se nourrir du sang de ses propres acteurs. Comme toutes les révolutions qui se déclencheront postérieurement, celle de 1789, s’emballe, sans qu’on ne sache exactement qui l’a enclenchée, qui l’oriente, et vers quoi elle conduit, au-delà des intentions avouées par les acteurs dopés de passion. De ce point de vue, l’histoire n’a jamais suivi les routes linéaires que les acteurs humains lui ont toujours prédestinées. Obstruée d’obstacles de toutes sortes, faites de contradictions, de belles illusions et de terribles désillusions, de trahissons, d’alliances contre nature, d’influences souterraines, de manipulations endogènes ou exogènes, l’histoire donne l’impression d’être le lieu de la pure fortune, de l’incertitude totale, au point que, avant d’y engager une action, il faudrait impérativement dire, comme César, « alea jacta es », que ce qui doit arriver, arrive. L’histoire ressemble alors à une arène où les engagements faits sont sans issues certaines. Elle s’accomplit, régulièrement, contre nos vœux, nos idéaux et nos aspirations. Ce constat donne une pertinence particulière à la cruciale question de la pensée historiciste : « Si ce n’est Dieu, qui fait l’histoire, à quel prix, et avec quel principe constant la fait-il ? ».
Lorsque les peuples en insurrection en France ou en guerre d’indépendance en Amérique, à la fin du siècle des Lumières, s’emparent des palais ou les incendient, envahissent, avec enthousiasme, les arènes de décisions politiques, ils ont le sentiment de prendre leur destin en main et de faire leur histoire. Mais est-ce vraiment les peuples qui font l’histoire ? On sait que toute la tradition de pensée judéo-chrétienne faisait plutôt une lecture théogonique du devenir. Notre publication précédente a d’ailleurs affirmé que la philosophie hégélienne de l’histoire est l’aboutissement de cette tradition occidentale de cogito historiciste. Pour Hegel, l’histoire est la marche du grand char, du grand corps de la Raison-Dieu, qui doit parvenir à son but. Sur son chemin, Dieu incarné dans le monde donne la vie et la mort, la gloire et la décadence. Il élève les civilisations pour ensuite les détruire, pour que de meilleures naissent des cendres du passé. Dans ce processus, l’avenir naît en gestation dans le présent, s’oppose à lui, se nourrit de lui, et finit par triompher au moment où la vie de l’Esprit-Dieu l’exige. L’instrument principal de cette agitation divine dans le devenir, ce sont les passions des hommes. Les passions des peuples et des grands hommes sont en effet suscitées pour mener des guerres salutaires, renverser des dictatures déprimées et périmées, réaliser ces insurrections qui sont des moments où l’Esprit accouche de lui-même dans un visage rénové. L’histoire avance ainsi par nécessité divine, dans un amoncellement de cadavres, de ruines, de gloires perdues, d’innocents sacrifiés, de héros utilisés. Elle ne regarde jamais en arrière, ne se répète jamais et ne rate jamais son but qui est l’accomplissement de soi.

Si on applique l’outil hégélien aux événements révolutionnaires qui conduisirent finalement Napoléon Bonaparte sur la scène de l’histoire, on trouve toute raison de sécher ses larmes, face à ces soubresauts du temps qui firent couler le sang, couper les têtes de ceux-là mêmes qui pensèrent abolir le passé, en guillotinant de nombreux membres de la noblesse et, symboliquement, la royauté à travers Marie-Antoinette et Louis Capet dit Louis XVI. L’histoire, dirait Hegel, est elle-même le grand tribunal du monde ; elle accuse, juge, acquitte ou condamne et exécute ses propres sentences. En faisant cette déclaration à portée universelle et sous les auspices de « l’Être suprême », ce jour du 26 août 1789, beaucoup de ces inspirés de la liberté, de la fraternité et de l’égalité, ignoraient, sans doute, qu’ils finiraient devant les tribunaux purificateurs d’un mouvement pour lequel ils étaient tous prêts à donner leur vie. Ils s’engagèrent sublimement, contre le glaive et ils périrent tous par la guillotine du Docteur Guillotin, lui-même finalement guillotiné ! Leur liste est longue : Danton, Camille Desmoulins, Jean-Paul Marat, Louis Antoine de Saint Juste, Maximilien de Robespierre, de nombreux généraux révolutionnaires, des élus montagnards et cordeliers. Ils périrent tous, les uns après les autres, les uns par les autres, dans ces contradictions terribles entre les factions qui secouèrent le camp révolutionnaire, jusqu’à ce que le général Corse, en ce jour du 18 Brumaire 1799, vienne stabiliser, provisoirement, ce navire de l’histoire en quête de sa route.
Pour Hegel, Napoléon Bonaparte achevait ainsi l’histoire par l’institution de l’État impérial, incarnation suprême de l’Esprit sur terre. Ce que Hegel ignorait, c’est que cet aboutissement allait reposer de nouvelles convulsions plus aiguës pour l’Europe et le monde. En effet, par la suite, Napoléon, le premier consul, devient consul à vie, puis empereur auto sacré sans le sceau divin de l’Église du pape. Il édifie l’empire de la liberté, dans la guerre contre les monarchies d’Europe ; sous son auspice, le peuple français, à travers la Garde nationale, va au front, coule son sang pour le drapeau de la souveraineté populaire et de la liberté. Mais, finalement, Napoléon, Dieu incarné, quitte définitivement la scène du monde le 5 mai 1821, sur cette île Sainte-Hélène, vaincu et exilé par les forces monarchistes qui tentent, malencontreusement, une restauration du passé royaliste. Hegel avait pourtant prévenu : « l’histoire s’imite mal ; à part sur les scènes de théâtres, elle ne se répète jamais ». Au bout de quelques années de tentatives de restauration, elle reprend donc son envol, cherchant déjà les printemps futurs, comme celui de 1848 qui va abolir l’esclavage, et plus loin, celui de 1871 qui engendrera, douloureusement, les bases de la France contemporaine. C’est dans ce contexte où l’histoire semble bégayer, que le jeune Karl Marx et ces compagnons sont amenés à retourner la perspective de Hegel le maître, qui s’est d’ailleurs retirer du monde ce jour du 14 novembre 1831 à Berlin.

Nous n’abordons pas, ici, la genèse assez complexe de la pensée matérialiste et athéiste qui conduit au matérialisme historique des jeunes hégélien de gauche. Nous ne nous attardons pas non plus sur l’essence de la dialectique. Nous allons directement au résultat. Ce résultat, chez Marx, reprend la vision dialectique de l’histoire, mais dans une perspective matérialiste. Pour Marx, aucun Esprit-Dieu ne fait l’histoire. Dieu n’est que le fruit de l’imagination des hommes. Ce sont les hommes eux-mêmes qui font l’histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, selon leur bon vouloir. Ils pensent et agissent en rapport avec les lois de la nature et de l’histoire. Or, l’histoire, à l’instar de la nature, évolue par contradictions dialectiques. Ainsi, ce sont les luttes entre les forces sociales antagoniques d’un système de production économique, entre les opprimés et les oppresseurs, les esclaves et les maîtres, les serfs et les nobles, les bourgeois et les prolétaires, qui ont été les facteurs principaux du progrès historique. Ce progrès passe nécessairement par des étapes révolutionnaires qui engendrent des changements qualitatifs dans le mode de production économique, entraînant du même coup des mutations idéologiques et politiques. L’histoire est ainsi le devenir dialectique des forces matérielles du monde. Après les étapes de la commune primitive, de l’esclavagisme, de la féodalité, et du capitalisme, elle doit évoluer vers la société communiste qui est l’ultime terme du devenir des forces matérielles du monde. C’est seulement à partir de la société communiste, société sans classes, sans propriété privée des moyens de production, sans État et sans exploitation de l’homme par l’homme, que la véritable histoire de l’humain prendra son envol vers une sorte de paradis terrestre perpétuel.
Au bilan, on peut dire que ce sont là, chez Marx et ses compères, les racines de l’engagement révolutionnaire de gauche qui, depuis le XIXe siècle, s’était proposé de renverser le capitalisme et de changer les bases du monde. Il nous revient, aujourd’hui, d’en faire le bilan, à la lumière de l’histoire contemporaine qui va de Karl Marx à Michael Gorbatchev et à l’effondrement du mur de Berlin, il y a déjà trente ans, en passant par Lénine, Staline, Mao Zedong, Fidel Castro et les gauches anti-impérialistes du monde pauvre colonisé. Avons-nous pu, en chassant de l’histoire la providence divine et en prenant notre destin en main, changer les bases du monde ? Pouvons continuer à en envisager l’avenir de l’humanité, exclusivement comme une suite de tribulations socio-matérielles vers cette fin que nous n’osons même plus imaginer ? Devons-nous désespérer de toute intelligibilité globale de notre présence au monde en devenir ? Devons-nous renoncer à chercher un sens suprême à notre aventure dans l’univers ? Ces questions nous donneront, dans notre prochaine publication, l’opportunité d’esquisser une nouvelle approche du devenir historique, pour un monde qui, visiblement, ne sait plus où il va, et qui est en proie à divers formes de replis identitaires de nature religieuse ou politique.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de philosophie
Kaceto.net